

Mes petites roses pommes (Photographies © Sonia Marques)
Un dessert économique, sain et délicieux, comme de petits souvenirs
chaleureux, mes petites pommes roses, sur une assiette de porcelaine
fabriquée au Portugal... Elles sont entre le cinnamon bun de Vancouver et le pastel de nata
de Lisbonne. L'un et l'autre, ils viennent de mes souvenirs gustatifs,
et se retrouvent, dans un présent Limousin automnal, puisque les pommes
sont d'ici, et la cuisinière aussi. Bien que le cinnamon serait
venu d'une recette scandinave, suédoise, c'est en Amérique du Nord, que
je l'ai découvert, à Vancouver.
Dans l'espoir de trouver un logement,
après un mois infructueux, je me désespérais. Puis j'ai entendu parler
français, dans une cafétéria, où nous avions pris l'habitude de griller
nos derniers deniers avec un grand café et un cinnamon bun, mon
ami et moi, en étude en art, amoureux, dans cette ville inconnue. Je me
suis retournée, osant saluer un couple qui parlait la même langue que
nous, le français. Cela faisait un mois que nous n'avions pas entendu
notre langue natale dans cette grande ville de Colombie Britannique. Une
aventure féconde est partie de cette rencontre, puisque nous
rencontrions des chercheurs scientifiques en études, aussi amoureux,
mais presque sur la fin de leur histoire, et plus tard, nous héritions
de leur logement, en location, durant plusieurs mois, et d'échanges sur
de nouveaux mondes. La jeune femme menait des études sur les fonds
sous-marins, son ami, sur un moratoire qui lui permettait d'étudier le
comportement des mouches pour ou contre les organismes génétiquement modifiés. Il y avait une lutte souterraine dans le couple, nous étions encore au milieu des années 90, pourtant,
dans mes relations, nombre de couples traversaient une transformation,
des rapports entre les hommes et les femmes. J'admirais cette jeune
femme, qui attendait de vivre sa vie. Son compagnon était tout puissant, pourtant, ils
avaient le même niveau d'études, si ce n'est qu'elle avait réalisé un
sujet atypique, tandis qu'il réalisait ce que l'on attendait de lui.
Elle était bien plus petite, et très discrète et avait peu de latitude
pour échanger avec moi, tant les hommes prenaient toute la place. Ainsi les F faisaient les M.
Artiste, mes actions ont été une ouverture, mes photographies que je prenais sous l'eau, nageuse, et ma façon plus adoucie d'entrevoir le
bleu du ciel. Ce que j'aimais, c'était explorer plusieurs milieux différents, plusieurs dimensions qui semblent ne pas pouvoir se côtoyer et pourtant, je les ressentais simultanément dialoguer ensemble. Parfois elle fut piquée d'envie d'entrer dans l'eau sans
complexe, se délestant de la femme en prise avec la destinée toute
tracée de ce que devait être un scientifique. En réalisant deux expositions de mes photographies, ces entrées aquatiques apportaient, lors de l'élaboration des mois auparavant de mes visions tirées en couleur, sur papier, des fenêtres d'ouverture à cette scientifique, qui faisait un pas de côté, discret pour observer ce que je fabriquais. Lorsqu'ils nous ont
quittés, rejoignant la France, ils ont quitté aussi un peu de leurs
certitudes et se sont ouverts, chacun, chacune, s'émancipant.
Le pastel de nata était
déjà un dessert familier, puisqu'il était en vente sous le comptoir de
ma tante, au Portugal, de son café-épicerie, qu'elle tenait comme les
hommes pouvaient le faire de leur territoire, d'une main de fer, sans
gants de velours. Nous attendions, enfants, le moment où elle se faisait
livrer, les pasteis, bien plus frais que ceux qui restaient en
exposition derrière la vitre de verre. Ils étaient à la portée de notre
vue, seule. Les hommes prenaient des cafés très serrés chaque matin,
midi, soir. Nous pensions donc que les adultes ne se nourrissaient que
de cafés. Devenue adulte et professeure, bien des années plus tard, saupoudrés ou non de cannelle, ou de sucre glace, comme les cinnamon bun, je
les ai dégustés à différentes reprises, dans la célèbre pasteleria de
Lisbonne au bord du Tage, en emmenant des étudiants angevins en art,
dont j'avais la responsabilité partagée de l'encadrement, avec mes
collègues d'histoire de l'art et un sculpteur de bronze, entre autre,
aujourd'hui, à la tête d'un centre d'art, c'était son rêve, nous en
parlions ensemble lors de ce voyage, ses vœux ont été exhaussés. C'est
une carte bleue, imperméable, aux nuances douces, d'un papier spécifique
pour cartographies, trouvé par mes recherches assidues en imprimerie et
avec l'imprimeur angevin, dépliée, qui se trouva devenir une porte
d'accès magique, en favorisant l'entrée en études de jeunes lycéens, pour les
forums dédiés. Il n'y avait pas, à l'époque, de site Internet. Cette
carte a fait le tour des écoles d'art, en 2001, elle préfigurait d'un
réseau social, avec les centaines de photographies des étudiants
collectées et nos échanges par mail, en portugais et en français et avec
leurs dessins, d'ailleurs, elle se nommait : "Mailing list". J'avais
créé un contact bilatéral, par la suite, quelques années plus tard, en
faveur de tous les étudiants et les professeurs, pérennisé, pour tous.
L'enseignement est lent dans ses paroles et diligent dans ses actes,
quand il est sage, nous rapportait le premier d'entre eux.
Les énergies vont augmenter, les logements dont l'isolation n'est pas
réalisée, le chauffage qui date de Mathusalem, les loyers coûteux, pour
des habitants qui font, depuis si longtemps des économies et ne
participent pas de polluer la planète, ni véhiculer, ni véhiculants de
nuisances... C'est en cuisant ces fleurs, avec mon petit four acheté à
mon arrivée à Limoges, parce qu'il était le dernier, en démonstration,
avec une bosse sur le capot : personne ne le voulait, il était donc pour
moi, et il est toujours là, que je pensais à tout cela, et à cette
expression regardant ces feuilletés caramélisés du sucre de leurs
pommes: des beautés fanées. Est-ce que ces petites roses pommes
évoquent les fleurs fanées ? Peut-être. Mathusalem était le plus âgé de
tous... Je ne savais pas que l'on pouvait dire d'une femme, que c'était
une beauté fanée. Je ne savais pas ce que cela voulait dire, c'est un
homme qui me l'a raconté :
Mon amoureux dans ma vingtaine d'années me proposa de retrouver sa
collègue, pour se balader, une allemande, une artiste peintre. C'était à
Paris, je ne l'avais jamais vue, il faut dire qu'à cette époque, il n'y
avait pas Internet, enfin très certainement ce réseau était-il encore
entre les mains des militaires. Donc, je posais cette question, afin de
la reconnaître, car la place de la République était si grande que je ne
pouvais pas savoir où était-elle située : À quoi ressemble-t-elle ? Oui à
cette époque, il n'y avait pas, non plus de téléphone portable. Mon ami
me dit, elle ressemble à une beauté fanée. Je suis restée très perplexe, il ajouta, parce qu'elle était plus âgée,
peut-être la quarantaine, alors je ne comprenais pas trop. Serions-nous
fanées, les femmes à l'approche de la quarantaine ? C'était un point de
vue d'un jeune homme d'à peine trente années. Puis, en sortant du
métro, en montant les marches, je vois une femme très belle, d'une
allure et d'une grâce, elle était différente de tous les badauds,
certainement car elle venait d'ailleurs, semblait étrangère. Je
recherchais vainement une beauté fanée, que je ne trouvais point. Puis
mon ami lui dit bonjour et me présente. C'était elle ? Une blonde
élancée, moderne, d'une forte personnalité, à la fois élégante et sexy,
une femme puissante. Oui, à cette époque, les acronymes LGBT... X Y Z,
n'existaient pas, pour évoquer tant de petites cases, et les non
binaires... Nous étions tous, sans à priori. Puis, nous sommes parties
devant ensemble, laissant mon ami, étonné de voir que nous nous
entendions déjà, et nous avions commencé par entrer dans toutes les
boutiques de chaussures, à sa demande. Elle était quasi fétichiste d'un style très
précis de bottines à talons, des années 70, elle a adoré mon regard détaché de tout et
pas très sérieux. J'ai passé une après-midi inoubliable. Je ne me
sentais pas femme, ni fleur, ni fanée, ni facile et je venais de voir
qu'aucune femme ne pouvait être fanée. Les jeunes hommes se posent des
questions sur leurs propres féminités. Certains pensent qu'elle est
fanée en eux, ils trainent un tombeau. Peut-être que l'exploration de leur vie, leur donne une chance de faire revivre la
femme perdue ? Un peu plus tard, pour un magazine d'art à
la mode, on m'a posé quelques questions, la première : Quel est votre sexe ? C'était en 1999, mes premières lignes : "Entre M ou F, on m'a dit que j'étais F / Femme, Feu, Fourmi, Fraise, j'aurai même pu être Fête."
Bien plus tard, j'ai rencontré son œuvre, sa façon d'affirmer sa
chambre à elle, son atelier de peintre, dans le Sud, d'imposer ses
limites, afin que personne ne franchisse son atelier, sans porte avec sa
pièce à vivre, mais que chacun, chacune puisse comprendre, que peindre
c'était sa vie, et que déjeuner ou dîner avec elle, c'était avant tout
partager le repas d'une peintre au travail, qu'elle accordait un moment
aux invités, mais ce n'était pas "open bar", ni "buffet à volonté", ni
"exposition gratuite" aux collègues enseignants, journalistes et
commissaires d'exposition". Non, il y avait une limite, son espace privé
était aussi son lieu de travail, à nous de le respecter. Sinon elle
mordait. Le mordant n'arborait rien d'une beauté fanée.
J'ai acheté des tulipes, et non pas les chrysanthèmes de la
Toussaint. Ces fleurs ne fanent pas, me disais-je, en pensant à elle, qui
se faisait appelée IL, une autre beauté. Les pivoines sont mes
préférées et lorsqu'elles fanent, elles sont encore plus belles.
À présent, je suis bien plus âgée que cette femme, à cette époque. Elle m'avait fait part de son vœux le plus cher, il a été
exhaussé depuis. Nous avons largement dépassé les années 2000, elle
continue de peindre, et moi je m'occupe des fanes de carottes pour mes
lapins. Tout a changé, je pense même que tout a été dépassé depuis, pour un tas de raisons, de situations, de phénomènes terrestres et extra. Je ne fais plus les boutiques avec autant de
légèreté, bien que les bottines des années 70, dans ce pays, sont revenues à la mode, en 2021. Je l'explique simplement car mon amie était certainement en avance, quand tout semble en retard. Je ne visite plus d'atelier de femme peintre, et je n'apprécie
plus trop la place de la République à Paris. Il y a eu les attentats,
j'ai eu beaucoup de peine à passer dans ces lieux, où j'ai vécu 5 années,
arpentant le moindre recoin, naguère, avec frugalité et insouciance. D'ailleurs, j'ai eu le dos bloqué une semaine, dès le lendemain du grand drame
parisien, son annonce médiatique, m'a empêchée de bouger, comme figée sur place. Je n'ai pas pu me rendre à mes cours, en province, ni à Paris. Un étudiant
a profité de mes 3 jours d'absence pour me remplacer, en écrivant une
lettre à la supérieure, pour la flatter. Elle avait perdu le caractère F, il
allait combler la disparition. Personne ne m'avait prévenu, aucun
collègue. Il était tout à fait normal d'être remplacée par un
étudiant au caractère M sans expérience et sans qu'il n'ait eu à préparer et passer des
concours, ni d'attendre des années d'être sélectionné pour enseigner à
tant de caractères F. Depuis, j'ai perdu cette place, pas la mienne, ni le M ni le
F, ni aucune autre lettre, j'adore le Scrabble. Nous n'avons pas tous
les mêmes souvenirs, ni la même sensibilité. Je n'avais pas à me
plaindre, d'autres étaient morts. Ce fut le début du remplacement des F
par des M, des déplacements, jusqu'à ce que je lise ce qu'un policier
avait retranscrit de la supérieure : Quand elle n'était plus là, nous
étions tranquilles.
J'ai pensé ces jours-ci à une collègue, artiste et professeure, IL,
qui a mis fin à ses jours, il y a un an. Elle avait vécu cinquante années,
elle était très belle. Nous avions essuyé les mêmes échecs aux concours avec les mêmes jurys, espérant être titularisées après plusieurs années d'enseignement, comme tous nos collègues M. Plusieurs arrivaient nouveaux et se trouvaient titularisés, tandis que notre expérience n'avait aucune valeur, sauf celle d'un F. Chaque année, nous subissions le risque que notre contrat soit le dernier, et d'années en années, notre salaire n'évoluait pas, nous ne bénéficions d'aucune échelle pour atteindre la retraite des fonctionnaires. Était-ce vraiment le paradis ? Elle vivait dans l'intranquilité. J'aurai aimé
lui donner mon livre, celui do Desassossego de
Bernardo Soares.
Quand personne ne
manque, il manque toujours quelqu'un. Pessoa, comme personne, a
multiplié les places et les possibilités d'habiter où personne ne nous
nuit.
Puis je l'ai entendue, IL m'a glissé : Il n'y a pas de honte à
vivre.
Quand la nuit nous cape, toutes les étoiles brillent.
C'est la fête de tous les saints.
Les petites roses pommades.