Le pique-assiette (de Grandville)



Photographies © Sonia Marques

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La Lune était visible de 22 h 23 le 13 juillet à 4 h 52 du matin le 14 juillet, nommée : LA SUPERLUNE.

Les scientifiques deviennent sceptiques, voir s'amusent de ce superlatif et espèrent expliquer par des termes techniques, parfois un peu sans âme, que le commun du mortel, lorsqu'elle va se produire, cette Lune rose,  ne verra aucune différence entre la pleine lune habituelle et cette "Superlune", qu'elle ne sera pas une lune géante, pour nous simples observateurs...
Et pourtant... pourtant ce soir là, le 13 juillet, dans un axe Soleil en Cancer et Lune en Capricorne, les deux luminaires en face à face, assez beaux, nous pouvions déjà la voir surgir dans l'après-midi, puis les festivités. À l'origine, l'astrologue Richard Nolle en 1979 qui cherchait à lier les pleines lunes et les nouvelles lunes les plus proches de la Terre au cours de l'année avec des catastrophes naturelles, nomma la Superlune. Elle est plus grosse que les autres, la plus grande de l'année. La Nasa et les médias anglo-saxons, depuis une dizaine d'année utilisent ce superlatif, ce qui suscite un intérêt plus populaire de ce qu'il se passe dans le ciel, et fort heureusement, pensais-je. Les spectacles célestes, depuis la nuit des temps, c'est le cas de le dire, ou l'écrire, sont aussi des spectacles accessibles à tous. C'est évidemment ce qui occupe mon esprit : l'accès aux beautés. Depuis que je suis enfant, plus symboliquement, mon enfance fut marquée par l'observation, lorsque c'était possible, du ciel. Les artifices et ses festivités populaires étaient aussi un rituel formidable, artificiel n'est-ce pas, mais un rendez-vous accessible, que ne manquait pas ma mère de nous installer dans le petit balcon de ma chambre, ma sœur et moi, et avec elle s'exclamant de ce que nous offrait la municipalité, en regardant le ciel et le feu d'artifice. Serrées comme des sardines, parfois risqué pour le petit balcon, avec quelques coussins, mon père parfois montant nous sermonner, que cela n'était pas prudent, connaissant bien les constructions du bâtit, mais aussi surpris dès qu'un jet multicolore surplombait la scène, car il s'agit bien là de scénographies, chinoises. Ils étaient situés bien loin de nous, nous pouvions alors comprendre ce que la distance des points de vue, avec le ciel, et les artifices lancés par des artificiers depuis la terre, nous disposaient devant nos facultés : la terre, les étoiles, nous, étions à des distances astronomiques, et pourtant, nous pouvions "voir", il y avait là, le temps, lié à la distance, et donc au passé et à la mémoire. Nous pouvions aussi deviner, comme des devins, ce que l'avenir projetait, les étoiles étaient là et les astres se disposaient comme de merveilleux éléments naturels, nous laissant le champs inouï de nous sentir dépassés, infiniment humains, et incroyablement doués de perceptions, et de, de sensations, de mémoire, puisqu'aujourd'hui encore tout s'éclaire en observant le ciel. Souvent l'expression artistique de mes créations se résume à des contemplations, avec des médiums diversifiés.

Si ces premières peintures animées, qui deviendraient peu à peu nos virus et écrans de veille favoris, avec l'arrivée des ordinateurs familiaux sur le marché, dans les années 80-90, c'était tout simplement l'accès à la magie et l'éphémère, cette fugacité et ce bruit de tonnerre dans le ciel, oui un spectacle, alors que nous n'avions aucun outil, ni ordinateur, ni Intrenet, ni téléphone portable, ni... (ha oui ces réseaux sociaux, notre catastrophe écologique par encore déclarée...) Renouer, en 2022, si nous étions privés avec la pandémie de feux d'artifice depuis deux années, c'était renouer avec le populaire. Voir toutes ces personnes si différentes, les habitants que l'on côtoient sans se connaître, s'installer à côté de soi, de nous, de façon paisible, pour observer le ciel, ce spectacle fugace et tonitruant, ce que les humains ajoutent comme musiques et programment comme éclats différents, tout un art, du lâcher prise, très appréciable pour les plus pauvres mêlés aux plus aisés, quelle importance ! Le spectacle est le même. Lorsque les artifices disparaissent, le ciel est aussi le même pour tous.

La "superlune" n'est autre qu'une Pleine Lune de périgée. C'est-à-dire une Pleine Lune qui se produit lorsque notre satellite naturel est sur le point de son orbite le plus proche de la Terre (l'orbite de la Lune autour de la Terre est elliptique : il varie entre 356.000 kilomètres et 406.000 kilomètres). Elle peut apparaître 14 % plus grande qu'une Pleine Lune qui coïncide avec l'apogée. Mais cela reste assez petit dans le ciel et il n'est pas évident de pouvoir distinguer la différence.

Pourtant, ce soir, bien informée de ce spectacle naturel, et du feu d'artifice revenu cette année, j'ai prévenu mes proches. Et elle était effectivement, de notre point de vue, spectaculaire, bien plus grande que les autres et le ciel avait débuté son spectacle naturel, avec des cumulus de nuages impressionnants, doux et déployés en de larges traits pastels, ou de petits nuages détachés les uns des autres, mais bien groupés, solidaires, enfantins, espiègles, apportant des touches de blancs et de bleu, sur un ciel bien dégagé qui s'assombrit dans la soirée, jusqu'à devenir ténébreux, pour laisser la Superlune, en stars de la nuit, éminemment magique. Dans la nuit noire, entourée de voluptueux cotons noirs et blanchâtres ou grisâtres et bleutés, cette Superlune éclairait la peinture d'un ciel aquarelliste, immense au-dessus de nous. Marcher la nuit avec le guide de cette Lune Capricorne fut une boussole grandiose dans ces turpitudes et émotions qui traversaient la terre, tous ces êtres humains à festoyer et ressasser leurs soucis et caprices, regrets et espoirs. J'avais, à plusieurs reprises, devant mes yeux hypnotisés, des tableaux que mon nouvel appareil téléphonique saisissait à sa façon, avec peu de clairvoyance. J'aime jouer avec les outils et exprimer ma sensibilité à travers tout ce que je saisi, des clous, du scotch, des riens et des outils technologiques, des pierres ou des imitations de pierres, comme les plâtres que j'ai sculpté, de nuage-pierre, pour une chorégraphe allemande. Le côté grisâtre de l'image me faisait penser à la couverture d'un livre offert par mon amoureux à Noël, sachant que j'aimais beaucoup les gravures de Granville, il était présenté par Topor. Je filais sur ce souvenir de la couverture avec la grosse Lune, le feuilleter.

Première phrase en exergue que je note : "L'âme est quelque fois une pauvre province".

Les animaux de La Fontaine deviennent chez Granville des personnages connus du siècle présent. Il en réalise ainsi des gravures de la comédie moderne, grinçante, cadavériques, et d'humour caustique et d'une finesse, que l'on ne trouve plus, dans nos années, hélas, son comique de goût, révèlent les travers, encore de notre société. Je me suis réfugiée bien des fois à la collecte de ses gravures et lithographies qui exprimaient par leur desseins ce que je ne pouvais dire à celles et ceux qui m'opprimaient.

"Je vous connais de longtemps, mes amis, et tous deux vous paierez l'amende : car toi, loup, tu te plains, bien qu'on ne t'ait rien pris, et toi, renard, tu as pris ce que l'on te demande?"
(d'une citation d'un magistrat à un loup et un renard aux chapeaux défoncés se querellant... dans des guenilles pleines de vols)

Souvent, ces scènes sont des tribunes, des tribunaux, mais sont aussi situées dans la nature, la campagne profonde, les fruits et légumes et leurs pourrissements, forment le vocabulaire favoris de ce grand artiste (Jean-Jacques Grandville, pseudonyme de Jean Ignace Isidore Gérard, né le 13 septembre 1803 à Nancy et mort le 17 mars 1847 à Vanves, caricaturiste, illustrateur et lithographe français) C'est ainsi que la caricature, cet esprit français, m'a été rendu bien plus compréhensible, par l'art, que n'est aujourd'hui rendu la question de la "liberté d'expression" et la question épineuse des caricatures religieuses qui a focalisé nos drames épouvantables sur la question du "dessin", et donc, d'une certaine façon, une quasi habitude de censurer, ou d'éviter, d'éluder, tout ce qui est dessin (ce que j'aime réaliser) ou de l'enseigner, ou à l'inverse de n'utiliser le dessin que comme outil politique, ou d'expression journalistique, ce qui est encore, une restriction savante, qui a réprimé bien des professeurs dans cette catégorie, du dessin, sans l'orienter sur le politique. Depuis, la solution est d'éviter, mais aussi de préférer "la matière" ou "l'abstraction", ou tout concept assez éloigné de ce que l'on pourrait voir, sentir, ressentir, comme sentiment humain. L'humain n'étant plus une qualité très appréciable, lorsqu'il est capable d'atrocité de masse.

Pourtant... pourtant, comme la Superlune, l'humain est capable d'humanité, serions- nous aptes à la sauver ?