Peintures © Sonia Marques

Journal d'une pie (extrait)

Les chiffres sont énigmes et durées.
Je me demandais ce que ces jours formaient comme durée. Ma tutrice me racontait qu'il y avait comme une mise en quarantaine en ce moment.
C'était la période du Carême, du désert, des carnavals, sans carne, sans viande...

Mais, je ne suis pas du tout dedans, lui dis-je.

Si, c'est aussi une forme de pénitence, il est certain, me dit-elle, que tu sembles définir une récréation, alors que non, tu jeûnes aussi.

Pas tout le monde ne connait le calendrier de ce silence. 
Le carême pour les chrétiens est d'une durée de quarante jours.

Il y a le ramadan pour les musulmans, entre mars et avril. La racine arabe « ar-ramad », signifie « chaleur accablante ». Il y a toujours des anges dans toutes ces histoires.

Des volatiles, tu veux dire ? Des choses avec des ailes ?

Oui mon amie.

Dans ces calendriers, beaucoup souhaitent une trêve dans les guerres, quand d'autres la provoquent au mauvais moment.

Le Carême commence le Mercredi des Cendres, mercredi 14 février 2024, et s’achève le Jeudi Saint, le jeudi 28 mars 2024, avant la célébration de la Cène du Seigneur.
La Semaine Sainte, qui commence avec le dimanche des Rameaux le 24 mars 2024, commémore la Cène, la Passion et la mort du Christ sur la Croix.
Le Samedi Saint au soir et le dimanche de Pâques, le 31 mars 2024, les chrétiens célèbrent la résurrection du Christ.

Quel programme !

En temps de carême, les chrétiens vivent un temps de conversion, ils se rapprochent de Dieu. Ils repoussent le mal afin de créer une nouvelle relation de pureté.
Aussi dans les traditions, ils ne mangent pas de viandes, mais il y a des variations, parfois le dimanche oui, avec même du chocolat et du vin.

Je ne sais pas ce que c'est que le chocolat !

Tant mieux, me dit-elle !

Mais, tu peux dire tes difficultés en ce moment, je t'ai vu être embêtée de nouveau par un jeune avec un bâton, qui tentait de te faire du mal, et j'ai entendu des êtres humains dire que tu étais handicapée...

Je m'en tape des commérages ! C'est le premier qui le dit qui l'est ! L’intelligence peut-être perçue comme un handicape...
Vois-tu, je survole tant d'ignorance, qu'à partir d'une certaine hauteur, je vois tout autre chose.

Et puis je suis une parmi les autres, nous les pies, nous cultivons l'invisible, et l'intelligence est notre cape d'invisibilité ! Nous avons l'air bête et distrait, hors nous voyons au-delà de ce qui est visible à l’œil nu d'un être humain.

Alors, me dit-elle, viens vite à mon aide, à mon secours, sans toi, je n'y arriverai pas.

Te souviens-tu du désert ?

Oui, ce sont aussi les 40 jours dans le désert du peuple d’Israël entre sa sortie d’Égypte et son entrée en terre promise.
Mais aussi les quarante jours passés par le Christ au désert entre son baptême et le début de sa vie publique.
Ce chiffre de quarante symbolise les temps de préparation à de nouveaux commencements.

Un temps de conversion.
Au désert, le Christ a mené un combat spirituel dont il est sorti victorieux.

Tes 40 jours se sont convertis en plusieurs années bleues.

Oui car il y a eu la chaleur accablante comme ar ramad, et la pluie des tropiques du cancer et du capricorne et les batailles de foins, et les silices blanches quotidiennes...
De l'Encens et de la Myrrhe...

Regardes le tableau du Combat de Carnaval et Carême, une peinture à l'huile de Pieter Brueghel l'Ancien, réalisée en 1559, très certainement à Vienne ce moment, en Autriche.
C'est une grande fête traditionnelle, plusieurs personnes se chamaillent sur une place du marché, il y a du poisson et de la viande, et des personnages masqués.
Ce qui est admirable, c'est qu'il n'y a pas d'agressivité, de violence, c'est un temps religieux, où le carême est respecté, il y a une ambiance bon enfant.

Tu vois que tu figures bien dans cette récréation festive et respectueuse !

Mais, tu entends cette jeune femme désespérée qui pleure à gros sanglots et qui tape dehors partout et s'explique à un jeune homme ? Quel déchirement !

Oui, c'est qu'il y a un seul jour, dans notre pays, dédié aux droits des femmes.
Mais, il n'est pas respecté, c'est comme pendant le carême, il existe des êtres humains qui ont des envies de guerre.

Alors on pourrait faire un carême à la place ? 40 jours ?
Oui c'est une idée, allez on va la soumettre, on fera diversion, on s'occupera enfin de l'intérieur... de tous.

Et puis c'est un jour où les êtres humains aiment repasser de vieux films où les actrices s'aperçoivent qu'elles sont actrices et dirigées, sur le tard.
C'est très ennuyeux, ce bal des victimes. Chaque année, à la même date, les êtres humains aiment projeter le documentaire "Sois belle et tais-toi " de Delphine Seyrig, tourné en 1975, une caution féministe.
Sur la durée, c'est très conservateur, in fine. À l'heure où un nombre conséquent de jeunes femmes filment et se filment partout, dirigent l'intégralité de leurs images, il semble que d'autres souhaitent revenir au bon vieux temps des contraintes.
Il y a un charme désuet à le revoir, comme les corsets revisités par Margiela. Ou, comme les uniformes à l'école. L'imagerie de l'ordre, alors que tout est désordre.
Un mythe Sisyphe, comment mettre de l'ordre dans l'anarchie ? Dès que l'on donne un ordre, un désordre survient, bien pire qu'avant. Vouloir la guerre et ordonner, c'est détruire assurément et pour longtemps, déconstruire, ruiner des pays, briser des générations, anéantir ce qu'il nous reste.
Mais peut-on fermer les yeux indéfiniment lorsque meurent des êtres humains, c'est nous aussi ? Avons-nous su tirer expérience des années de paix ? Serons-nous considérer la valeur des choses et non dévaloriser sans arrêt toute chose de toutes natures ? Ne plus toucher l’œuvre de Dieu, comme un parfait tableau.
Tout le monde veut être artiste, et repeindre à sa manière...

Mais lorsque l'on subit une guerre, peut-être que l'on s'aperçoit seulement 10, 20 ou 40 ans plus tard de qui était aux commandes, sans consentement ?
Passer tant d'années à se défendre, sans trouver le repos.
Sans carême.

Être simplement actrice dans un film. Être humain dans une guerre.

Il y a un film tchécoslovaque qui me fait penser à toi, petite pie, que j'ai beaucoup aimé : Les Petites Marguerites (Sedmikrásky) réalisé par Věra Chytilová, sorti en 1966. Le film fut frappé par la censure et empêcha Chytilová de tourner durant sept ans, compliquant grandement la suite de sa carrière. Et on empêche aussi les enseignants de le montrer, pourtant il montre deux femmes qui jouent et expérimentent un tas de choses comme des enfants. Les actrices jettent de la nourriture et ce fut considéré comme choquant. Le traitement du film est magnifique, sa colorimétrie, il est très riche d'inventions. Sa narration fut accusée d’être sans queue ni tête et son récit « incompréhensible ». Il dénonce frontalement la décadence d’un état censeur et autoritaire et avait peu de chances de plaire aux élites communistes. À l’intérieur de la Tchécoslovaquie, l’accès à son travail fut contraint afin de s’assurer qu’il soit le moins vu possible. Cela ne te dit rien, mais cela arrive. La visibilité des artistes peut se trouver limitée, l'accès à l'école, à l'enseignement aussi. L'activité même artistique est drastiquement restreinte. Tout déplacement, pour les femmes, peut aussi être restreint, et si elles sont artistes...

Il y a des oiseaux !
Seulement à qui sait les voir et les entendre.

Tu es une femme ? Je pensais que tu étais un ange.
Une nage veux-tu dire ?

Hihihihi ! Hahahaha ! Pica Pica !

L'abandon du bal des victimes s'effectue lorsque les femmes décident, on peut l'observer dans la direction de film. Une française, Justine Triet, parcourt et, se déplace pour présenter son film, Anatomie d'une chute, jusqu'aux États-Unis, avec son compagnon Arthur Harari, co-scénariste.
Leur réalisation décortique les sous-bois d'une violence conjugale, la relation entre un homme et une femme, tous deux auteurs, écrivains, quand les égos se trouvent confinés et leurs vies intimes décortiquées lors d'un procès. L'enfant, victime collatérale des violences et handicapé, et la femme qui porte toutes les charges. L'intelligence de l'enfant guide le procès, et, l'intériorité de la femme écrivain qui veut sauver son mari, sans évoquer les violences subies, forment la lumière et les ténèbres d'un drame.
La jalousie décrite subtilement entre les deux auteurs, écrivains, femme et homme, dans le film, est, peut-être l'expression d'un vécu des co-scénaristes, à l'écriture du film. Eux-même confinés lors de la pandémie récente. Je l'ai analysé comme le désir symbolique de la chute de l'homme auteur, au profit de la femme, qui est accusée de l'avoir tué. Dans la réalité, la lutte conjugale entre Triet et Harari, et artistique, est palpable et affleurante à chacune de leurs apparitions publiques. Ce film est une conjugaison dans tous les sens du termes. Il est conjugué d'idées opposées et, se trouve conjugable à divers prix contemporains.

Elle a fait la même école que toi, l'école nationale des Beaux-arts de Paris, au même moment !

Oui, on peut dire qu'elle représente aussi une idée de cette formation artistique à une large palette de réalisations. J'ai trouvé le scénario mieux écrit que ces films antécédents.
La présence animale, du chien, symbolise le guide voyant de l'aveuglement général, sur ces violences intrafamiliales, dans notre pays.

Le petit garçon qui voulait te taper avec sa longue tige trouvée à terre de l'arbre où tu étais tranquillement installée, c'était pendant ton carême.

Mais son père ne disait rien.

Non, il avait déjà une jambe qui boitait et un chien bien plus grand que lui, blanc, qui déambulait très lentement. Ce sont des familles circassiennes. Le chien semblait guider l'homme handicapé et l'enfant exprimer sa guerre interne.

Merci, de m'avoir sauvée.

De rien petit archange.

Si, si, j'insiste, merci mon gros Bouddha.