Illustrations © Sonia Marques

Journal d'une pie (extrait)

Un merle noir plongea sur moi, il criait. Je faisais comme si je ne le voyais pas, je le toisais. Mais, il décida qu'à chaque fois que j'entrais dans son périmètre, de foncer sur moi. J'avais fait quelque chose qui ne lui plaisait pas, et il souhaitait me le dire. Je ne savais pas quoi, ni quoi dire, ni pourquoi était-il en colère ? À la tombée de la nuit, il me fit comprendre certaines choses. J'étais arrivée à un seuil, je devais m'émanciper, je n'étais plus une petite pie, l'enfant des pies. Il était si insistant, que cela ressemblait à une forme de harcèlement. Ma tutrice interrogea ce merle.
Son cri d'alarme était un "tjuk" sonore, répété 5 ou 6 fois, et dont le rythme s'accélérait tout en allant crescendo, puis il devenait un peu hystérique, il semblait très inquiet. Sa tonalité devenait aussi métallique "tjink tjink tjink", lorsqu'il défendait les limites de son espace.
Au crépuscule, il commençait par une mélodie enchanteresse, puis lorsque je me baladais par inadvertance, faisant mine de ne pas le voir, en plongeant mon bec dans une flaque d'eau grisâtre, il fonça sur moi en poussant des cris stridents.
Je décidais d'entrer dans la conférence des oiseaux ce soir, sur une branche près de lui et sa compagne, je me posais le regardant.
Le merle noir n'arrêtait pas sa complainte. Le rouge-gorge se posa ensuite à côté de lui, j'étais encerclée, j'écoutais, j'entendais bien ce qu'ils me racontaient.
Puis le couple de pies se posait en face de nous, un peu plus haut.
Et, bien plus bas, mes tuteurs nous regardaient.
Dans le silence de ce soir- là, tout était déplié.
Nous étions au seuil.
Le merle me côtoyait depuis des mois déjà, nous avions passé l'hiver ensemble, il est vrai que je le taquinais de temps à autre, surtout s'il venait à boire dans ma flaque d'eau à terre. Il n'avait pas peur de moi, ni des êtres humains. J'admirais son chant et son plumage noir lustré, son cercle oculaire jaune vif et son bec d'or. Son amie d'un brun plus pâle et tachetée n'était jamais très loin. Le premier à chanter le matin ou l'un des dernier du soir. Le rouge-gorge est de sa famille. Il mange des lombrics, il ratisse le sol à fond. Il a trouvé sa compagne cet automne, je l'ai vu avec ses disputes vives, tous deux, se poursuivant et essayant de voler l'un au-dessus de l'autre. Ils sont champions de la reproduction, et peuvent élever jusqu'à 5 couvées en une seule saison. La première est souvent détruite, pas très bien dissimulée par les feuilles.
Comme tous les turdidés, je regardais le merle recherchant sa nourriture au sol, il m'arrivait de le copier. Ils trouvaient sous les arbres et les buissons des escargots, des vers, des scarabées et des larves d'insecte. Les feuilles mortes furent retournées dans tous les sens. Il est souvent querelleur ce merle noir et chasse ses congénères, mais aussi les autres oiseaux. Il était un peu stressé, mais stressant aussi.
Ma tutrice m'interroge : "As-tu détruit le nid du merle, ou as-tu empêché ce couple de réaliser leur architecture ?"
Je lui dis : "As-tu vu des œufs bleus ?"
Alors que nous avancions dans la conversation, tous, j'étais située entre les merles, les pies et le rouge-gorge, je décidais de voler entre mes tuteurs.
Ils décidèrent de méditer, nous nous envolions tous la nuit venue.
Le jour venu, la clarté d'un ciel quand même opaque, laissait le blanc des baskets très éclairant.
Gris partout, pas de merle, en vue.
Le rouge-gorge sacré, vint se baigner en toute confiance dans ma flaque grise.
J'étais prête à partager.
Les merles pouvaient recommencer leur construction, mieux dissimulée.
En attendant, ma tutrice m'expliqua 2 ou 3 choses. Cela reste entre nous.
Elle me raconta l'histoire du merle blanc. Je décidais de la réserver et la raconter ensuite au merle noir, celui qui me chasse.
"Mais", lui demandais-je, "pourquoi ses œufs sont bleus ?"
Le merle est discret pour conquérir son amoureuse. Sa parade est à l'abri des regards, pourtant sa panoplie est large de cris aigus aux gloussements, à la large ouverture de son bec d'or, sa queue étalée ou redressée. Il s'accouple très rapidement. La merlette qui se charge de la construction du nid, avec ce qui lui tombe sous la patte ou le bec, y compris des matériaux plastiques récoltés çà et là. Le nid peut être installé aussi bien dans un buisson de lierre très dense que sur une enfourchure de branche. La femelle pond entre 3 et 6 œufs, et elle assure la couvaison quasi toute seule pendant 2 semaines. Le couple assure la subsistance pendant 3 semaines. Après, tout ce petit monde dehors, et on peut recommencer. Tout est si rapide ! Outre l'effet parasol de la couleur bleue des œufs de merle, il semblerait que cette couleur, favorise le signal au merle mâle de mieux prendre soin des œufs. Des scientifiques ont réalisé une expérience à ce sujet. La couleur des œufs serait le signal de la qualité et de la santé de leur compagne, une femelle en bonne santé engendrant de bébés plus sains. Si les œufs bleus sont plus brillants, ils seront nourris deux fois plus à l'éclosion par le mâle. La couleur bleue des œufs du merle est due à la biliverdine, un pigment déposé sur la coquille de l'œuf lorsque la femelle pond. Il existe certains indices suggérant que les niveaux les plus élevés de biliverdine indiquent une femelle plus saine et donnent des œufs d’un bleu brillant. Les œufs pondus par une femelle saine semblent ainsi encourager les mâles à s'intéresser davantage à leurs jeunes.

"C'est bien ce que je leurs disais, non seulement, ils devraient mieux réaliser le nid, mais en plus, ce merle devrait mieux s'occuper de ses enfants !"
"Ce n'est pas une excuse valable pour piquer dans la construction, ni même si tu vois des œufs bleus qui t'intriguent, ce sont des bébés merles en devenir, ne touche pas à ces bijoux célestes"

Le lendemain, le merle s'installa avec sa compagne au crépuscule, et nous offrit son chant mélancolique si doux de notes flûtées, claires et sonores, un autre en faisait de même.
C'était le moment de découvrir des secrets, de passer la porte.

Je décidais de raconter l'histoire du merle blanc :

 Sur les conseils d’une pie, un oiseau blanc était entré dans une grotte magique pour y chercher le trésor inestimable du Prince des richesses. Atteignant une seconde grotte intérieure, l’oiseau y découvre un tas de poudre d’or. Plongeant son bec dans la poudre, il est surpris par le démon gardien du trésor qui, crachant flammes et fumée, se précipite sur lui. Réussissant à s’envoler de la grotte pour échapper aux griffes du démon, l’oiseau blanc s’aperçoit qu’il est devenu noir et que son bec est resté d’un lumineux jaune d’or.

Je lui donnais des baies de sorbier et nous avons fait la paix, chacun sachant ses limites de l'autre, dans notre aire de jeu. Ce merle noir était le forgeron, il m'invitait à travailler dans la forge de mon cœur et à faire un bon ménage de printemps ! Moi petite pie, je décidais de ne pas rester sur le seuil, comme m'invitait le merle noir, et de franchir un nouveau monde, ne pas refuser d'assumer mon pouvoir et mes responsabilités. Oui je pouvais détruire les œufs bleus, mais ce pouvoir je ne l'utiliserai pas, afin de rester parmi mes amis merles, je prenais mes responsabilités. Même si le merle me provoquait, je ne rentrais pas dans le conflit. Car, je savais, au fond de moi, que j'avais un pouvoir. Je souhaitais lui faire savoir que j'avais la connaissance de sa découverte des trésors, tout cet or était à lui, petit forgeron, et sa capacité de reproduction exceptionnelle. Je savais aussi, que son espérance de vie était réduite, alors, j'étais heureux de voir ce merle retrouver la paix. Je sais qu'il peut recommencer à se montrer attaquant, mais il saura alors, trouver en moi, le respect de son or.