Dessins © Sonia Marques

Journal d'une pie (extrait)

J'étais installée sur le bras d'un jeune homme, il me regardait avec attendrissement. Soudain, je vois au loin, ma tutrice, qui débarque dans le jardin, l'air de rien. Fidèle, je m'envole vers elle et me pose sur son épaule, avec la crainte de me faire sermonner. Le nouvel humain prétendant laissé pour compte, il me regardait au loin, et il avait laissé son bras comme un perchoir, sait-on jamais, si je revenais. Mais je restais sur l'épaule de ma tutrice, mon transistor branché, gazouillant à toutes ses fins de phrases, nous étions en grande discussion, je devais lui expliquer ce que je fabriquais sur le bras d'un jeune homme tout émoustillé, aplatie comme une patate, confortablement à mon aise. Le jeune homme décida de venir vers nous, désireux d'en savoir un peu plus, sur notre histoire. Elle raconta notre petite affaire. Mais il ne semblait pas comprendre tous les mots. Ma tutrice observait son t-shirt jaune, avec l’insigne "Brazil" dessus: "Vous êtes brésilien ?" lui demanda-t-elle d'un air très sûr d'elle. "Non, je suis chilien" . Il lui demanda des trucs, comment je me nourrissais et tout ça. Elle le quittait car je commençais à lui piquer ses doigts de pieds, je faisais exprès afin que nous puissions aller dans notre jardin secret, j'avais une faim de loup ! Mes amies les pies sont toujours avec moi, elles arrivent souvent les premières et se posent sur l'arbre. Ma tutrice lit son livre, et les pies attendant que j'arrive. Me voilà Belzébuth ! Je déboule les pattes en avant dans un atterrissage digne d'un dessin animé, les ailes déployées, je freine sur le tapis. Il y a plein de merlettes camouflées dans le laurier de palme. Elles gobent les baies mûres. Elles étaient vertes cet été, puis elles sont passées au rouge, puis au noir rubis. Le laurier serait toxique, mais nous apprécions leurs baies. J'ai rapporté une bague en argent, au signe de l'esperluette. Ma tutrice l'a essayé, et cette bague lui allait comme un gant. D'où venait-elle ? L'esperluette est un signe typographique élégant, il signifie "et", "avec". L’esperluette est une sorte d'icône, exploitée dans les logos de nombreuses entreprises. C'est aussi le signe d'une alliance, d'un mariage, d'un partenariat. Je déposais cette bague pour ma tutrice, nous voici scellés par un bijou. Je ne savais pas comment lui dire que je souhaitais la remercier. Elle a trouvé mon présent.
En allant chercher son pain, elle donna un billet à un sans domicile fixe; Il lui dit : "Plein de bonnes choses pour vous, je vous remercie tellement". Elle lui dit : Non à vous les bonnes choses.
Résultat des comptes, elle le retrouva au pied d'un arbre au petit matin enfoui sous une cape de laine épaisse, cuit comme un fruit dans sa liqueur, une bouteille à côté. C'était mon arbre ! Je n'étais pas contente du tout ! Voilà ce que sa bonté a produit !  Il s'est acheté une bouteille et il l'a cuvée sous mon arbre ! Il faut dire que l'automne s'est pointé en plein été, il faisait très froid. Puis elle pensa que je serai une belle compagnie pour cet homme, tout comme je le suis avec elle. Mais point du tout, je suis infernale avec les autres, et je pique, surtout s'il y a une gamelle vide, je ne supporte pas. Ma tutrice ce jour-ci est partie laissant le sans domicile fixe dormir de tout son soul. Les feuilles et les glands verts tombaient, ce fut un drôle de jour.
Une jeune femme tenait son chien japonais en laisse, un Akita Inu. Quelle stupeur ce chien, si grand, il était apparu derrière un tronc d'arbre, bien dessiné, blanc et roux, d'une élégance rare, une espèce de gros ours avec la queue qui s'enroule. "Pardon, dit-elle, je ne vous ai pas vus" Sa fourrure semble très douce, un chien de sauvetage. La bonté lui disais-je, mais elle se fait rare, elle n'est presque pas admise à l'école. Un être doué de ce caractère, un être humain ? Moi, la pie, je n'en vois pas. Un être sensible aux maux d'autrui, désireux de procurer aux autres du bien-être, ou d'éviter tout ce qui peut les faire souffrir. Lorsque j'étais tombée du nid, j'ai recherché cette bonté.
Jean-Jacques Rousseau, l'écrivain, philosophe et musicien genevois, avait déjà quelques mots épineux pour désigner la personne qui réfléchit un peu trop au lieu d'agir « Il n’y a que les dangers de la société tout entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. »
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, présenté au concours de l’Académie de Dijon au milieu du XVIIIe  siècle, Jean-Jacques Rousseau se demande ce qu’est un homme naturel, pas encore transformé ni perverti par la société, les techniques, le langage, la civilisation. Il forge l’hypothèse d’un homme à l’état de nature, très proche de l’animalité. Cet homme ne connaît évidemment pas les normes de justice et les lois de la moralité, qui présupposent la vie en société, la raison, le langage. Il possède cependant en lui un trésor mille fois plus précieux que toutes les règles qu’inventera la moralité. C’est un sentiment parfois même observé chez les animaux et qui les met à la place de celui qui souffre. C’est la seule vertu non sociale, totalement naturelle : la pitié. Elle est la source de tout ce qu’il y a de bon en l'être humain, ne pas penser qu’à soi, prendre des risques pour un inconnu en danger, reconnaître l’humanité du plus coupable ou du plus disgracieux des hommes. À la spontanéité un peu désordonnée de la compassion, on oppose l’analyse, la médiation rationnelle ou sociale. À quoi bon donner une pièce au clochard si c’est pour qu’il achète du vin  ? Rousseau répond : « L’homme qui médite est un animal dépravé », car il fait taire ce qu’il y a de plus simple et de meilleur en lui.
À ce titre, moi la pie, je dis que oui, à quoi bon ? Puisque le clochard est venu m'embêter sous mon arbre ! Le résultat c'est que tous les hommes sont dépravés, depuis mon regard de pie. Je les vois pisser sur mes arbres et pousser des cris et nous chasser.
Certes, le progrès des sciences, des techniques, de l’éducation, de la civilité, les Lumières, ont éloigné les êtres humains de leur état de nature originel. L’amour-propre, l’hypocrisie, l’inhumanité y règnent sous couvert de sophistication. Il est impossible de revenir à un état de nature que ces êtres humains ont quitté pour toujours. Pourtant je vois bien que ma tutrice me recueillant devient de plus en plus sauvage. Elle marche à quatre pattes, et même si elle continue d'enduire ses cheveux d'huiles et se peindre les lèvres en rouge, elle n'est plus tout à fait la même. Je suis une pie un peu spéciale, capable d'attendrir des étrangers ou bien de les agacer, je les interpelle comme un gendarme, un avocat ou un ange, au choix, parfois je me prends pour le Tigre d'une jungle, ou le commandant d'une armée de pies, mais je redeviens un bébé, un tout petit rien du tout, lorsque ma tutrice me parle doucement. Tandis qu'elle parle le langage des pies, elle m'entend, me reconnaît et m'appelle, je l'entends, je suis connectée, je sais par où elle arrive, par où elle s'en va, je connais les dangers et je vais la rechercher. Il y a un lien animal, de ces animaux simples qui n'ignorent pas le cri de l'autre, la présence hostile d'une bête, ou d'un être humain. Nous pouvons avoir peur pour rien, ou, nous pouvons prendre pitié pour rien. Du rien du tout et c'est tout un monde qui s'ouvre. Une extra-sensibilité, c'est invisible à l’œil nu, c'est bien plus que cela. Il y a dans l'observation une alliance avec le temps. Il faut observer longtemps, ressentir, sentir, contempler, sans aucun à priori. La patience, la quiétude et l'inquiétude mêlées, le plaisir de l'instant de ce petit vent, les feuilles bruissent et présagent d'un bon moment, il faut en profiter. Ou bien le vent se fait plus pressant, les nuages s'amassent, le présage est de ne point s’appesantir, et partir se protéger, se cacher. La palette des émotions se nuance, des ressentis, liés au temps, au paysage, aux cris des habitants, ou gouttes de pluie, aux divines lueurs qui percent à jour les clairières et nous donnent cette illusion d'un paradis préservé quelques minutes à peine, celles de l'éternité.















Dessins © Sonia Marques