Affiche réalisée par le designer graphic Neil Kellerhouse pour le film Under the Skin du réalisateur britannique Jonathan Glazer' (sortie 2014)

Un film voyage paysage de première fois. Iconique. Comme pour le film Her, d'un autre article de mon blog BMK, l'actrice Scarlett Johansson a été choisie comme image sensorielle du désir, qu'elle soit la voix, le corps, l'appât, l'intelligence artificielle, un pouvoir en plus, bref l'énigme et le fantasme. Si ce film de science fiction est plus proche de nouvelles expériences visuelles au cinéma et que la réalisation se constelle d'effets design, du son aux paysages, des doubles peaux aux espaces et éléments qui se rencontrent et se fondent (l'eau, l'air, le ciel, le sol, le miroir) ; il s'octroie des accidents dans la narration et en sublime l'esthétique. Ce qui n'a pas de réponse, apporte une profondeur au mystère que trop de films désépaississent, comme si tous les problèmes posés devaient être résolus pour des spectateurs dont on ne doit pas développer l'imaginaire. Ici, la route est envoûtante et laisse chacun en marge des réponses avec ses abîmes, sur le bord des routes tracées, par un délicieux changement d'élément, en nage libre, nous guidant sous l'eau.
Mais sait-on nager ?

La poussée d'Archimède nous explique dans le traité des corps flottants :

 Tout corps plus léger que le liquide où il est abandonné ne sera pas complètement immergé, mais restera en partie au-dessus de la surface du liquide.

Ce n'est pas écrit ni dit dans le film, mais je l'imagine, en aquatique personne.
Flotter : étape importante de la natation, du savoir nager. Et là, dans ce film, sont posés les signes du savoir nager, tant dans l'expérience sensorielle que déploie ce film, dans une ancre noire, que dans la morale dictée par la serial killer, first round :
- Ou tu sais nager et tu flottes sans te laisser happer par tes désirs
- Ou tu ne sais pas, et tu te noies à en perdre ta peau...

Les engloutissements successifs ne sont pas le terminus des conduites prédatrices. On passe de l'autre côté du miroir, comme Alice peut-être, mais aussi, on regarde en arrière, comme Orphée et on assiste lentement à la disparition d'Eurydice en deuxième partie du film. Le découpage n'est pas aussi défini, mais je l'interprète ainsi : la première partie se base sur des stéréotypes masculins, la femme chasse, elle conduit, elle calcule, la performance, la routine, le nombre, elle perce dans le noir, l'inconnu. La deuxième partie est basée sur des stéréotypes féminins, la réflexion, la forêt, la proie, la peur, la honte, la cachette, la femme se recroqueville, elle ne peut pas conduire, le miroir, la sensibilité... Mais si ces stéréotypes peuvent être travestis dans un genre puis dans l'autre c'est que le rôle est celui d'une extraterrestre sur peau de femme séduisante, et ses rencontres, ses acolytes masculins, deviennent aussi des sujets qui questionnent la faiblesse de suivre, de désirer, d'aimer, d'incarner la pudeur, le don, l'altruisme, le hasard, la différence... Nous pourrions aller plus loin, mais ce n'est pas l'objectif de cet article, et considérer que les stéréotypes de la séduction sont démodés et que cette idée motrice de la société de la consommation (attirance/répulsion), ne fonctionne plus.

Quand la faiblesse devient une force. L'animalité est présente : sentir, fuir, se cacher, traquer, attaquer, tuer, entendre telle l'ouïe des loups, extrêmement bien développé, ils peuvent entendre des sons jusqu’à une distance d’environ 10 kilomètres et entendre des sons aigus inaudibles à l’oreille humaine...

Image du film Under the Skin de Jonathan Glazer

Premières sensations, il n'y a pas d'âge pour les éprouver. Le gâteau la première fois, la foule la première fois, l'amour la première fois et ses impasses, peu à peu, on glisse vers d'une psychologie froide du féminin à son réchauffement climatique, selon l'adage fantasmé que toutes les femmes seraient des extraterrestres dans la société, elles vivent des premières fois multiples, bien en marge des standards sociaux, ce qui les distingueraient des êtres humains. L'aspect sauvage de cette extraterrestre (c'est dit dans le synopsis, mais pas d'extraterrestre in fine, et c'est bien l'astuce du film) rempli ainsi bien le rôle d'une femme contemporaine (elle conduit sa vie, son véhicule, elle choisi, plutôt qu'elle n'est choisie), ou compose celui d'une poétique du féminin perlé dans un monde violent et sombre, aux rites conservateurs. Qui de mieux qu'une extraterrestre pour démontrer que l'humain est resté encore à l'étroit dans son corps, prêt à mourir pour suivre ses désirs tendus. Si l'araignée n'a pas de toile dans ses armes, urbaine, elle jouit d'un grand véhicule, son vaisseau spatiale qui arpente les rues ouvrières, dont le coffre serait la boîte noire, et aussi, elle a un repère, une maison vide, sa base navale, un puis sans fond, noir, doté d'une une porte qui ouvre sur une sorte d'enfer paradisiaque : le lac infini. Liquide et miroir, où seuls des hommes solitaires, au célibat assumé ou subi, se retrouvent et muent en lévitation, y laissant leur peau sous-marine. Ces moments de grâce sont présentés sur une plateforme scénique, où sont chorégraphiés des déplacements sur une ligne invisible. Chaque corps, chaque geste, est mis en valeur sur un fond noir. Ils suivent lentement la danseuse lascive, charmeuse de serpents, comme des somnambules sur le fils du rasoir. La répétition de la scène selon des typologies différentes, signe une danse macabre hypnotique, que les érudits de la danse contemporaine pourraient classer entre Pina Bausch et Jérôme Bel, avec les vêtements, nouvelles mues, nouvelles pelures, déposés délicatement à la surface du miroir noir, tandis que les corps blancs d'hommes s'engouffrent dans le noir sable mouvant. Ce film m'a fait penser à celui de Pedro Almodovar, "La piel que habito" (2011), dans cette recherche de l'usurpation d'identité et cette fascination de la peau comme costume de l'autre, des travestissements machiavéliques de la science, des apparences trompeuses. Les accointances avec l'art contemporain et la danse, le design sonore (soundtrack : Mica Levi), le graphisme (affiche, design), métissent le langage traditionnel cinématographique.


Le voyage mental que propose Jonathan Glazer est juste une part de rêve ou de cauchemars, sous un casque de moto en mission pour la lune. Je l'ai perçu un peu comme cela, les yeux fermés mais ouverts dans le noir. Même si la sexualité est mise en jeu, dans le chemin initiatique, nous guidant vers l'union charnelle, elle n'existe quasiment pas. Serait-elle proche de son but, qu'elle se stoppe nette comme ultime énigme, ultime interdiction d'entrer, que seule une lampe de chevet tente d'éclairer : un bug. La femme mystère tourne alors le dos au spectateur, ultime voile cinématographique (sans effet technologique) privant le voyeurisme, clin d'oeil aux performances féministes contemporaines s'il était plus comique ou burlesque. Malin. Secret.

L'origine du monde de Courbet est ici représenté en négatif et c'est toujours la vision d'un homme curieux, celui qui veut, et voir, et percer l'opaque secret, et passer de l'autre côté, mais n'y parvient jamais, l'histoire de cette filiation invisible, de la création : il est bien passé par là, mais n'y repassera pas plus jamais dans le même sens et finira sans pouvoir s'engendrer, se reproduire, hormis avec l'aide d'une femme, cette maison où l'alchimie de la création se fabrique (les choses ont bien changé depuis Courbet !) Cela dit, encore en référence à Pedro Almodovar, j'ai pu revoir le film "Parle avec elle" (2002) dont il a inséré un extrait de film muet en noir et blanc qu'il a lui-même réalisé, assez fabuleux et délirant sur ce passage secret, ou l'histoire du rapetissement. Mais là encore, rien de fantaisiste, ni même une pointe d'humour, nous sommes dans un film glacé, lunaire, avec les étoiles sous l'eau. Un film en apnée.

Image du film Under the Skin de Jonathan Glazer
La femme forêt est ce moment qui annonce la transformation finale. Elle était au début, l'actrice, la femme fourrure protégée, comme la Vénus de Sacher Masoch, la voici forêt, se recroquevillant sous la pluie, en haillons. Elle terminera aussi noire que son lac miroir mortel, comme goudronnée (l'effet est un peu démonstratif), décidément toutes les démos sont testées sur son corps, tenant son enveloppe humaine entre les mains, ultime miroir, la boucle est bouclée. Devenue proie, elle n'a pas non plus de réponse à donner au violeur de l'origine du monde. Devant l'étrangeté, l'homme la brûle participant d'une culture barbare que l'on peut attribuer à d'autres contrées reculées. Et le pays où se joue le film, l'Écosse, le rêve et la fiction s'y déposent en superficie, laissant apparaître le réel, par tâches (les figurants) Le côté documentaire est bien saisi, nous laissant à penser que ce pays pourrait être aussi barbare que l'illustration incendiaire que cette fin l'augure. Un autre monde, aussi dur et abrupte que ces roches découpées sur la mer déchaînée, qui emporte les corps. Aussi sauvage que l'extraterrestre, qui noie les corps à sa guise. Et si ce monde était bien le nôtre, une sexualité déshumanisée, une sensualité carencée, où la peur domine et se recouvre de honte, sous une capuche, où l'on se déplace seulement à la tombée de la nuit. Les rencontres sont interdites, il faut les braver, et l'inconnu, l'étranger, est menacé, brûlé. Un monde où aucune trace de plaisir, de joie, de peau nue, de liberté ne doit être visible. Dans ce pays, on se baigne habillé, en combinaison de survie. Dans la fiction, on se déshabille, histoire de donner le change, et on se rhabille aussitôt, on prend la combinaison d'un autre. Seuls les nus restent au fond, sous la surface dictatrice, dans notre imaginaire.


Un acteur au visage difforme met en relief le programme mécanique des questions de la prédatrice, celle qui ne voit pas la différence, et apporte une opacité (réelle) au rôle, que les autres rôles de victimes ne peuvent avoir. Il est, de mon point de vue, Orphée, celui qui fait basculer le film et le sépare en deux (première partie, attirance, deuxième partie, répulsion) et tout peut s'inverser. Au seul regard en arrière lorsqu'il suit, celle qui serait Eurydice, l'entrainant, par hésitation, peur, méfiance, il n'aura pas le même sort. Elle se regardera dans le miroir, et la réalité tente, dans le film, de prendre le dessus sur la fiction. À ce moment, les accidents arrivent, dans la narration, elle n'est pas aussi droite et calculée et invincible, quelques errances dans l'histoire ou dans les effets, peuvent alourdirent l'élégance des premiers contacts, l'entrée dans le rêve. Une traque dans la forêt, et là, on se réveille. C'est la fin du film.

Peut-être que le moment du miroir et le questionnement de l'image évoque, selon certaines versions, les métamorphoses d'Ovide, dans la mythologie grecque :
« Narcisse vivra très vieux à condition qu'il ne voie jamais son image »
La part de l'ombre selon Le Caravage, le Chiaroscuro, d'autres italiens des débuts de la Renaissance préfigurent la science fiction.


Narcisse, peint par Le Caravage vers 1597-1599, huile sur toile 110 × 92 cm


Je dédie cet article à nos expériences magiques, à la rencontre des animations de Vidéogramo, l'espagnol, homme ou femme, dont je vois qu'Orfeo est aussi une influence, sans l'avoir vu avant d'écrire cet article. A-t-il influencé certaines séquences du film ? Nous nous posions cette question. Tant d'artistes et graphistes, bien en avance, devraient être aidés et soutenus afin de faire avancer cette ruine du cinéma, qui a tant de moyen et si peu d'idées nouvelles, visuelles et sonores. Sortir des routes toutes tracées, rêver un peu.