Photographies © Sonia Marques

Journal d'une pie (extrait)


Deux êtres humains échangeaient des mots en face à face avec une distance pudique. Un jeune homme et une jeune femme, peut-être d'une vingtaine d'années. Près d'une fontaine, en fin d'après midi, avant Noël.
Lui, il portait un pull rougeâtre avec des flocons blancs et des petits cerfs assez ajusté. Il tenait fermement les lanières de son sac noir plaqué sur son dos, qui semblait vide,  un petit peu trop petit pour ce grand gaillard.
Il était bien portant, fort, tel un bubo bubo, mais encore baigné dans l'enfance, de celle qui donne un côté ludique aux sorties de l'école, malgré le froid il n'avait ni manteau ni écharpe, ni même de gants. Il était un petit peu trop petit peu.
Ses chaussures étaient abîmées, des baskets noires ne ressemblaient plus à des baskets, elles étaient un petit peu trop petites, on pouvait voir ses doigts de pieds tenter une sortie hivernale, comme les escargots sortent de leurs coquilles.
Il avait vraisemblablement beaucoup marché, et ce depuis très longtemps, depuis qu'il était tout petit, il n'avait donc aucun véhicule à sa disposition, trop petit peu d'argent. Cet hibou grand-duc qui ne s'avouait pas, marchait sur des œufs.
Elle était vêtue très sobrement dans des teintes violacées et grisâtres de tons que l'on pourrait reconnaître dans des vêtements dédiées aux femmes bien plus âgées qu'elle, ou d'une femme d'un autre temps, de ces albums photos où les visages disparaissent, et sont un peu blêmes juste avant de se fondre dans le décor.
Ses cheveux longs et noirs n'avaient pas été touchés par des mains de coiffeur, ils étaient authentiques à ceux de son enfance, un peu humides de cet hiver, maintenus par des lunettes très fine. Elle était un petit peu trop jeune pour parler à un jeune homme, pas assez et un peu trop petit peu, pourtant c'était une femme déjà, sans souhaiter quitter le territoire de l'enfance.
Elle se tenait les mains, comme si elle s'empêchait de commettre un geste trop en avant vers le jeune homme qui tenait ses lanières, lui aussi, afin de s'assurer, que ses mains ne touchent pas autre chose, et ne s'aventurent pas à l'improviste, alors que ses yeux et sa bouche à elle, trahissaient son envie folle d'aller plus proche de lui, ou ne serait-ce que lui dire des choses, qu'elle ne dira pas, un petit peu, mais jamais trop. Il ne fallait pas aller trop vite ni que le trop puisse se voir trop.
Elle se dodelinait telle la chouette ėffraie, un petit peu, avec ses chaussures d'un autre temps. Ils étaient tous deux sortis d'une autre époque, aucune évolution ne les avait bousculés, ils pouvaient sortir des années 70, du siècle dernier, comme des années 50, comme ils pouvaient naviguer en ce jour de 2023, avant la nouvelle année, se regardant sans savoir quoi se dire vraiment, mais le plus important était ce moment là, passé ensemble, à se regarder, sans bouger, devant la fontaine, éternisant leur onomatopées, et leurs balancements discrets.
Un petit peu de résistance se faisait sentir, comme s'il ne fallait pas précipiter l'entrée dans la nouvelle année, 2024, qui ne leur promettait  rien de bon.
Ils ne soupçonnaient aucune politique, aucun réseau social, aucune mode, aucune influence, ils étaient réduits à ce moment là, l'essentiel d'une rencontre qui les tétanisait, ils étaient là, et leur présence se suffisait pour rassurer tous les déprimés de ce monde et tous les pessimistes.
Oui, il y avait encore des êtres humains, disposés à se rencontrer, et agrippés à l'essentiel, aveugles au temps qui passe, au tourbillon insensé des commentaires et aux volcans des guerres mondiales et conflits interpersonnels.
Ils étaient invisibles pour tout cela, trop petit et pas assez, un petit peu trop anodins, trop effacés dans cette vie qui oblige de marquer son territoire au fer rouge et cracher du feu à qui s'en approche trop, être humain, animal, insecte et objet non identifié. Ils accueillaient l’inconnu, aux grands yeux ouverts, miroirs des paradis perdus.
Un petit peu trop discrets.

Discrets ? Me voici la pie.

Je vole sur la crête de la fontaine et j'apparais devant eux, ou plutôt, entre eux, mais en hauteur, de sorte qu'ils s'exclament en cœur : "Ho !"

Hé Ho !

"Cela m'a fait peur" dit la jeune femme. "C'est incroyable", dit le jeune homme.

Quelque chose est venu perturber leur dialogue, ou plutôt, confirmer leur rencontre.
Cupidon pie, me voici faire la maline.

Quelque chose ? Juste un souffle.
Le son d'un souffle divin.

Je pose une patte dans ma poche, je pose.
Le jeune homme sort son téléphone portable pour prendre une photo, pas de moi, mais d'elle, avec moi sur elle, la belle aubaine.
Je vole sur l'épaule de la jeune femme et je toque sur ses lunettes, elle a peur.
Il ne peut la protéger mais déjà, il s'enquiert d'elle : "Ça va ? Elle ne t'a pas fait mal ?"
La jeune femme minaude un peu, "Si j'ai mal"...

"Attend voir, je regarde si cela va", le jeune homme s'approche, elle est timide et n'ose le regarder de trop près.

Pssst ! Je leurs demande un peu de discipline, qu'ils me regardent un peu et ouvrent leur cœur à l'unisson !

Ma tutrice chuchotait plus loin en regardant la scène : "Elle fait son intéressante, quelle charmeuse !"

Cela ne me plaisait pas qu'elle voyait dans mon jeu, j'ai volé sur les baskets du jeune homme et je les ai piqués des tas de fois comme trucider un cadavre.
Il était très mou le garçon, mais il n'osait pas bouger ni me chasser, il me laissait faire un massacre, j’émiettais complètement le devant de ses miteux souliers.

Puis il dit : "Ce n'est pas grave, je devais m'acheter une nouvelle paire, cela m'obligera à le faire"

Voici que je pointais le problème. La jeune femme regardait la scène avec pitié, peut-être pouvait-elle lui offrir des souliers ?

Ma tutrice s'approcha et brisa mon projet.

"Elle ne vous embête pas ?"

"Non pas du tout, elle est arrivée comme ça, on ne sait d'où elle vient, c'est vraiment magique, elle s'est posée là, je n'ai jamais vu cela !"

J'étais assez fière de mon coup, en plus ma tutrice venait parfaire mon dessein.

Elle leurs raconta mon histoire, mais ajouta une pierre à l'édifice amoureux.

Les mâles sont plus grands, une plus longue queue et un plus long bec et les femelles sont plus en retrait.
Le mâle est frondeur et il va en avant, il ose parler et la femelle attend, plus intelligente, elle regarde la scène et saisira le moment où elle peut intervenir, lorsque le mâle aura cacher ses victuailles sous des feuilles par exemple.

"Merci," lui dis-je, car elle vient de décrire l'entreprise des amoureux.

Le jeune homme nous remercie, sans comprendre ce que je dis, et la jeune femme esquisse un sourire complice. Elle a tout compris.

Il s'exclame : "C'est la magie de Noël !"

"Il se fait tard, la nuit tombe, nous vous saluons et nous allons rentrer avant de ne plus rien voir", dit-il, et la jeune femme le suit, sans faire de bruit. Tels des oiseaux nocturnes, je savais que leur nuit serait magique, nous les regardions partir sous le porche, s'envoler calmement, et majestueusement.

Observant le comportement de ce jeune homme, elle a choisi de le suivre, avec bien plus d'entrain. Leurs yeux se sont ouverts, ils ont un sourire radieux, je dirais presque qu'ils sont heureux, dans leur presqu’île.
Ils ont reçu quelque chose en plus, cette petite flamme qui s'est allumée dans leur cœur insulaire.

La jeune femme hésitait, en se dandinant devant la fontaine, gracile, elle suspendait le temps, en serrant fort le fil de sa vie avec ses pattes de plumes, au jeune couple, ma tutrice leurs disait,  :

La pie ne choisi que des êtres humains gentils.
Elle vous a choisis.
Un petit peu.












Photographies © Sonia Marques