Françoise Gilot avait 101 ans... Elle s’est éteinte à New York ce 6 juin 2023. Elle a vécu entre la Californie, Manhattan et Paris.
Des photos de son atelier ici. et ici., et ici.

Et quelques unes de ses peintures... Très belles créations.



Les tulipes (1991)
(Lithographie)

Elles me faisaient penser à mes dessins... de tulipes, du mois d'avril dernier !





Une autre lithographie de 1951 : Maternité



La chaise verte (huile sur toile) 1958



French window in blue, (huile sur toile) 1939

Qu'écrire ? Presque rien, quoique..
Tant de récits parcourent cette vie, elle fait partie d'un tout, une histoire, celle dont on regarde avec admiration, artiste, et lorsque l'on aime peindre et envisager la couleur... Ses compositions, ses dessins, ses peintures, "La chaise verte" est admirable, il y a là quelque chose de plus fin que ses inspirateurs, et mari... Avec Picasso, elle aura deux enfants, Paloma et Claude, éclipsée par son mari, elle le quitte pour vivre à Paris, il est violent et également avec ses enfants. Picasso n'avait alors pas l'habitude du "non" d'une femme. Elle a un troisième enfant, Aurélia, avec le peintre Luc Simon. Libérée de l'emprise de Picasso, elle publie Vivre avec Picasso, en 1964, traduit en 16 langues et vendu à plus d’un million d’exemplaires. Elle décrit Picasso comme tyrannique, égoïste et cruel. Scandalisé qu’elle dévoile leur intimité dans un livre, il cherche à le faire interdire et arrête de voir ses enfants Claude et Paloma. Puis, Françoise Gilot refait sa vie en 1970 avec le biologiste Jonas Salk, qu’elle suit sur la côte ouest. Six ans plus tard, elle devient présidente du département des beaux-arts de la University of Southern California, jusqu’en 1983. Après la mort de son mari, elle retourne à Manhattan où elle s’installe dans un appartement/atelier situé dans le quartier chic de l’Upper West Side. Et comme on s'en doute bien, en France... sa reconnaissance tardive... arriverait presque à ses 101 ans, mais pas encore dans les livres d'histoire de l'art. Ha ! Quelle vie d'artiste les françaises ! Et encore, elle a vécu toute sa vie... ailleurs qu'en France...
Elle est née en 1921, et décide de suivre les pas de sa mère, une aquarelliste, à 7 ans, elle aime déjà peindre. À 13 ans, elle fait de l’appartement de sa grand-mère son tout premier atelier. Mais son père refuse que sa fille se dédie à une carrière de peintre : il lui impose de poursuivre des études de droits, et de freiner son activité picturale. Françoise Gilot poursuit discrètement sa formation artistique auprès du peintre surréaliste hongrois Endre Rozda (1913-1999). Un an après avoir débuté son cursus universitaire, elle se replonge à corps perdu dans la peinture, inspirée par les couleurs vives de Matisse et les motifs abstraits du groupe des Réalités nouvelles, dont elle sera plus tard membre. Ses efforts portent leurs fruits : en 1943, alors qu’elle est à peine âgée de 21 ans, une galerie parisienne expose ses toiles… et Pablo Picasso en personne fait le déplacement pour les observer. Convaincue de sa destinée, elle annonce quelques mois plus tard à ses parents qu’elle sera artiste, et qu’il n’en sera pas autrement. Alors que son père lui coupe les vivres, (il l’a battue, et a essayé de la faire interner dans un asile d’aliénés) Françoise Gilot ne remet pas en question sa décision et accepte de donner des cours d’équitation au bois de Boulogne pour vivre. Voici comment commence son aventura.... C'est elle qui surnomme Picasso "Le minotaure" il a 40 ans de plus.
Ainsi, à ses débuts, de leur rencontre, elle appréciait beaucoup le voir travailler, en particulier lorsqu'il s'est approché de la terre et des potiers. Annie Maïllis, amie et biographe de Françoise Gilot, à l’origine du documentaire La femme qui dit non diffusé par Arte, a résumé l’expérience de cette dernière comme celle d’une survivante. « Elle est la seule compagne de Picasso à l’avoir quitté, les autres sont devenues folles ou se sont suicidées. Elle, elle a sauvé sa peau et elle est partie », a-t-elle expliqué, en faisant notamment référence à Marie-Thérèse Walter et Jacqueline Roque. « Il était envahissant et dominateur. Je tenais à ma liberté que je venais de conquérir en quittant mes parents pour habiter chez ma grand-mère qui me laissait faire ce que je voulais. Je lui résistais. » Fille d’aquarelliste, Françoise Gilot a tenté de se protéger, en ne dévoilant que très peu de détails sur sa personne. « Il s’est toujours plaint de ne pas me connaître, mais c’était à dessein de ma part, dans le cas contraire, il en aurait profité pour me détruire » toujours dans le documentaire, il était « d’un côté dépressif, un aspect goyesque, un sens inné du drame et de la mort et très souvent de mauvaise humeur » , Picasso aurait été cruel « avec les gens qu’il aime ».  « Quand Picasso a passé le cap des 70 ans, ma jeunesse lui devenait insupportable. Il était agressif et désagréable », s’est souvenue l’artiste. De son côté, elle n’était déjà plus la même. « Moi, j’avais changé aussi. Je n’étais plus la discrète conciliante que j’étais autrefois. Mon brio s’affirmait. J’avais repris la peinture, timidement, en optant pour un minimalisme à l’opposé de son style, puis, à partir de 1951, en y mettant de plus en plus de couleur. »

De plus en plus de couleur... Merci pour nous tous et toutes !
Alors écrire un peu plus sur les inscriptions des guerres qui jalonnent ces vécus d'artistes. Je vois un appel d'air dans les peintures de Gilot.

Le photographe Robert Capa (1913-1954), reporter de guerre, qui a émigré en France fuyant le nazisme en 1933 (d'origine hongroise, né Endre Ernő Friedmann), avait couvert, en pleine guerre d’Espagne, l’exode massif des réfugiés espagnols en 1939 vers la France. Il réalise cette photographie mythique du couple :  Picasso et sa femme, Françoise Gilot, Antibes, vers 1948.
Lors de la conquête du pays Basque par les troupes du général Franco, jusqu’en 1939 après la chute de Barcelone qui sonne le glas de trois années de guerre civile, en quinze jours, un exode sans précédent voit un demi million de personnes – 200 000 combattants républicains et 300 000 civils – franchir dans des conditions terribles la frontière des Pyrénées où rien n’est prévu pour les accueillir. Les soldats sont désarmés, internés dans des camps de fortune sur les plages d’Argelès, du Barcarès, de Saint-Cyprien, puis à Gurs dans la montagne Pyrénéenne. Les femmes et les enfants sont répartis dans des centres d’hébergements improvisés à travers toute la France.
Dans cette fresque historique entre les pays, tumultueuse, de guerres, c'est en 1953 que Françoise Gilot quitte Picasso. Ils vivent dans un milieu très privilégié, mais le quitter va la laisser aussi sans ressources, durant les dix années suivantes. Malgré cette photo idyllique du couple en 1948, quoique très symbolique, et d'après guerre, Picasso se vengera en empêchant Françoise de poursuivre une carrière de peintre. Il interdit purement et simplement aux galeries parisiennes d'exposer ses œuvres, faute de quoi elles ne pourraient plus jamais présenter une de ses œuvres à lui, un chantage diabolique auquel se plient les galeristes. Une dizaine d'années plus tard, après Picasso lui fait la guerre par rumeurs nauséabondes, et pour la détruire. Pour subvenir à ses besoins, Françoise publie, en 1964, le livre Vivre avec Picasso. L’ouvrage a été décrit comme le « portrait de Picasso le plus intime et le plus révélateur que l'on ait écrit ».
Fin 1944, Pablo Picasso a rejoint le parti communiste, il a sa carte au parti, l'année 1964 de la publication du livre de Françoise Gilot est aussi l'ostracisation de la peintre dans le monde communiste des arts et des lettres, à un tel point, qu'une pétition les réunissant tous est publiée contre cette peintre. Picasso parvient à monter contre elle, ses meilleurs amis, avec qui elle a travaillé, dont elle découvre par surprise leurs noms qui figurent sur la publication de la pétition. Toute sa carrière en France se termine à ce moment. Elle ne le savait pas mais c'est le prix que paye cette peintre libre pour son émancipation, de femme et d'artiste : aucune rétrospective ne lui a été consacrée en France. Elle a bravé le dictateur Picasso, qu'elle définissait comme "Barbe bleue", celui qui dispose ses proies dans des chambres mortuaires, en leur réservant, chacune une torture psychologique et cruelle, un traitement aux fins destructives, après la possession. Obsessionnel, il imposait 24h sur 24h sa présence, il ne lui laissait jamais un moment à elle, elle ne pouvait jamais partir en vacances seule, ni jamais se retrouver. Picasso avait besoin de quelqu'un en permanence avec lui, à ses côtés. Lorsqu'ils vivaient ensemble, ils travaillent ensemble, ils peignaient dans le même atelier, jusqu'à ce qu'il l'étouffe. Il recevait beaucoup de monde, comme un roi soleil, majoritairement des courtisans, des mondanités pesantes. Elle profitait des matins pour peindre, et s'occuper en même temps de ses deux enfants, car il démarrait ses journées à 11H30 pour recevoir du monde. Le dessin qu'elle a réalisé nommé "Adam forçant Eve à manger la pomme", représente Picasso et elle, et sa version d'Adam et Eve, selon elle, c'est Adam qui a forçé Eve à manger la pomme, et non pas Eve qui fut celle par qui le péché arrive. Le dessin est direct au trait et digne d'une campagne d'affiches féministes actuelles contre les violences conjugales, mais réalisé en 1946...
Tandis que Picasso fut l'adhérent le plus brillant d'une campagne nationale de recrutement du PCF, ce qui lui redonnait une légalité qu'il avait perdu sous Franco. Devenu militant (dans le documentaire, on voit Simone Signoret et tant d'autres dont il s'entoure) il fut accueilli avec les honneurs. Même si Picasso considérait le dirigeant du parti communiste alors, Maurice Thorez  n'ayant aucune culture artistique, des communistes allaient jusqu'à déclarer qu'ils autorisaient les "peintres communistes à peindre comme Picasso". Dans l'histoire de ce parti, et dans les sphères artistiques, il a toujours existé cette image figée de Picasso, d'un art de peindre affilié au communisme, même s'il fut taxé d'opportuniste aussi pour son adhésion, dont il avait besoin pour alimenter son réseau et ses expositions. Pour beaucoup, sans culture, mettre en avant le nom de Picasso, c'était l'assurance, et cela est resté ainsi, de ne pas se tromper en matière d'art et de fidélité au parti. Les temps changent, aujourd'hui, Picasso est perçu comme un homme dangereux, une typologie à fuir, souvent copieur d'autres artistes, le génie artistique a été égratigné, aussi par la découverte d'autres artistes qui n'étaient pas autant valorisés, ou inconnus, du monde entier, aux talents minorés. Ainsi a-t-il trouvé Françoise Gilot, et comme il le disait pour sa création : Je ne cherche pas, je trouve.
On comprend pourquoi, d'autre part, un nombre considérable d'artistes, pas seulement des peintres, ont toujours été exclu de toute exposition ou manifestation, dans les villes dirigées par des communistes. Hélas, on comprend aussi pourquoi, la peintre Françoise Gilot n'a jamais été exposée en France, on peut penser également à plusieurs autres femmes artistes. À la fin du documentaire, Françoise Gilot, en 2019, a une rétrospective à New York, des années 1950 à nos jours nommée "Red". La peintre est touchante vêtue de rouge, elle a 98 ans, on lui demande si elle veut retourner un jour en France, elle fait la moue, ne le souhaite pas. Pourtant on lui dit "C'est ton moment, la France parle enfin de ton travail, tout est oublié de cette période où les français ne t'aimaient pas..." C'est assez terrifiant, aussi car n'est pas posée la question, si elle considère que les français ont changé, quoique sa réponse est sans appel : ils n'ont pas changé, et l'art non plus, en tous cas, l'évolution n'a pas eu lieu, ni la révolution donc. Les américains ont accompagné son illustre carrière et, comme d'autres artistes, ont pu laisser s'épanouir une œuvre entière, sans ostracisation politique. Cataloguée femme qui a dit "Non" aux violences conjugales, liées à celles artistiques, dans son histoire.
La destinée de la femme suivante de Picasso, est aussi tragique, Jacqueline Roque, elle a 28 ans il en a 72, une histoire où elle finira veuve en dépression et se suicidera. Bref, la saga Picasso a fait écrire des romans, des réalisation de documentaires, des procédures en cascades, des héritages et des déshéritages en pagaille, des conflits permanents comme Guernica, son tableau le plus connu au monde entier, du nom de cette ville martyr espagnole, dont les bombes incendiaires en 1937 des nazis ont détruit cette cité basque. Le massacre perpétré en soutien au général Franco pendant la guerre civile espagnole a fait plus d’un millier de morts, le bilan ne sera jamais établi. Tableau de guerre donc, mais dans l'intimité du peintre, chaque animal, selon Françoise Gilot, dans le documentaire, représentait une de ses femmes, avec laquelle, il avait des démêlés, lui toujours représenté comme le taureau viril, et les autres femmes, chacune avec son étiquetage qu'il avait élaboré durant leur vie commune, toutes en train de mourir ou se débattre. Son symbole à elle était celui de la cavalière, ou du cheval, un animal qu'il détestait. Elle est revenue lors d'une corrida, un an après leur rupture, à cheval, dans l’arène. Comme chaque apparition est une scène théâtrale, celle-ci sera la dernière de leur entrevue. La femme suivante ne parviendra jamais à effacer la cavalière partie comme une amazone, libérée, dont Picasso pensait que c'était la seule à lui avoir échappé, à s'être évadée... à cheval. Malgré cette image de rebelle qui sied bien aux féministes, l'envers du décor demeure ces années, où elle fut soumise, et invisibilisée, elle fut son interlocuteur et interprète, son gestionnaire de fonds, son modèle, et était conduite à copier ses œuvres. Durant les 10 années de vie commune, c'est aussi celle qui lui a donné 2 enfants, et 10 années, ce sont bien des années dédiées à s'occuper de leurs enfants, les jours entiers. Elle trouvait des stratagèmes pour miner de ne pas savoir bien cuisiner. Tandis que des écrivains poètes, sociologues entouraient Picasso pour écrire sur l'idée de la cuisine comme une attitude érotique de sa vie, ils écrivaient de longues tirades fantasmées de ce que pouvaient vivre une femme vivant avec Picasso, sans jamais décrire ni voir la réalité : pour ces femmes, Picasso était une prison. Claude-Lévi Strauss, en faisant un clin d’œil à Picasso, écrivait que le-faire-la-cuisine est assimilé à faire-l'amour. «Les pierres de l'âtre sont les fesses, la marmite le vagin et la cuillère à pot, le pénis», ce grand ethnologue (1908-2009) dans Le cru et le cuit (1964), avait là occulté la violence avec laquelle Picasso... ne s'intéressait ni à la cuisine, ni aux femmes, in fine, il avait d'ailleurs un régime strict et ne s'intéressait pas à l'art culinaire, il voyait la cuisine comme une boucherie, une corrida. Des peintures de “cuisines“, Picasso en a fait seulement deux, dénotera Françoise Gilot, en 1949, "une complètement blanche avec uniquement des lignes et une autre où il y a du blanc-gris-noir. Il n’en a pas fait d’autres", tandis que c’est devenu un sujet pour Françoise Gilot, entre 1951 et 1952. Elle dira : "Je ne faisais pas la cuisine, mais j’ai peint la cuisine comme si j’étais dans une prison. " On considérait alors que la femme était la personne qui s’occupait des choses de tous les jours et elle dira que "Lorsque Pablo a fait sa “cuisine“, c’était uniquement un problème plastique de lignes et de rythmique. Il n’y avait pas mis de substrat humain.” Quand ils déménageaient, c’est elle qui chargeait et déballait la voiture. On se demande en 10 ans, comment a-t-elle trouvé le temps de peindre. Elle a caché les marques de violence sur son visage, en particulier une cicatrice. Elle dira lorsqu'elle quittera la France, qu'elle ne sera plus conciliante. Ainsi, du côté français, n'avons-nous que cette période romancée par la vie de Picasso durant leur vie commune, tandis que la vie artistique de Françoise Gilot centenaire a duré jusqu'à son dernier souffle, malgré ses problèmes cardiaques.

Picasso désignait sa compagne Françoise Gilot, sous le symbole de la paix. Les peintures de Gilot sont élégantes, sa rencontre avec Matisse (dont Picasso était jaloux) a apporté, dans son cheminement, une évolution salutaire, et, une longévité exceptionnelle. Il est bien triste qu'en France, nous n'ayons pas bénéficié d'une rétrospective de son vivant, comme beaucoup d'artistes françaises... Je suis étonnée de la proximité graphique, avec d'autres artistes, comme l'artiste Judith Lanaud, qui nous a quitté à ses 100 années, pionnière du mouvement moderniste brésilien. Dans de même périodes et longévité, la couleur et l'abstraction, depuis la figuration, sont des recherches picturales assez riches, si j'avais cette possibilité, je réaliserai le commissariat de ces deux artistes peintres, peut-être n'ont-elles jamais dialogué ensemble, mais certainement qu'elles ont vu leurs œuvres respectives. Il serait bienvenue qu'un jour, en France, on ne dispose plus les femmes artistes comme des victimes ou des femmes de, mais que des chercheurs s'intéressent vraiment à l'histoire de leur vie à travers leurs œuvres et leurs décisions, leurs idées, sans qu'elles ne soient non plus dépendantes de régimes politiques, bétonnées comme étendard.
Oui donc, la femme qui dit oui, oui à quoi ?




Les yeux bleus
(1956) de Françoise Gilot