Gaston Bachelard (1961)

En ces temps de disette de la pensée... je relisais Bachelard... Et je trouvais son portrait photographique sympathique, j'ignore l'auteur de celui-ci, ou l'auteure, quoique c'est moins sûr. Il a accompagné sa fille Suzanne devenue philosophe également, peut-être l'a-t-elle photographié ?

Le sens du voyage imaginaire est très différent selon les divers poètes. Certains poètes se bornent à entraîner leurs lecteurs au pays du pittoresque. Ils veulent retrouver ailleurs ce qu'on voit tous les jours autour de soi. Ils chargent, ils surchargent de beauté la vie usuelle. Ne méprisons pas ce voyage au pays du réel qui divertit l'être à bon compte. Une réalité illuminée par un poète a du moins la nouveauté d'un nouvel éclairement. Parce que le poète nous découvre une nuance fugitive, nous apprenons à imaginer toute nuance comme un changement. Seule l'imagination peut voir les nuances, elle les saisit au passage d'une couleur à une autre. Dans ce vieux monde, il y a donc des fleurs qu'on avait mal vues. On les avait mal vues parce qu'on ne les avait pas vu changer de nuances. Fleurir, c'est déplacer des nuances, c'est toujours un mouvement nuancé. Qui suit dans son jardin toutes les fleurs qui s'ouvrent et se colorent a déjà mille modèles pour la dynamique des images.

Extrait dans son essais sur l'imagination du mouvement (1943)

Puis je pensais au biais de confirmation... un processus mental (neurosciences) que l'on peut retrouver en politique. Les lecteurs et lectrices recherchent plus de presse qui expriment des opinions en accord avec les leurs... Le philosophe Gaston Bachelard considérait que c'était un facteur d'inertie pour l'esprit. Se satisfaire de ce que l'on pense et ne pas y opposer de critique, d'opinion contraire aux nôtres, c'est se retrouver, incapable d'évolution spirituelle. "L'esprit scientifique se constitue comme un ensemble d'erreurs rectifiées" disait-il. Prouver ce que l'on croit, c'est être assuré de trouver des éléments de preuves, ou répondre aux critiques, ne peut favoriser "ce qui, dans l'esprit fait obstacle à la spiritualisation". S'ouvrir à la contradiction et tenter de récuser nos démonstrations, plutôt que de chercher à les confirmer, serait quelques pas vers la spiritualité...

"Il vient un temps où l'esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit. Alors l'instinct conservatif domine, la croissance spirituelle s'arrête."

Et j'ajouterai pour faire un saut dans l'autre citation, dans un autre temps, du même philosophe, mais pour interroger ces jours :

"Dans ce vieux monde, il y a donc des fleurs qu'on avait mal vues."

Ces fleurs me manquent.

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En 1938, il publie : La formation de l'esprit scientifique, extrait :

"Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain: c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire» mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l'esprit même fait obstacle à la spiritualisation.

L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. "


et plus loin :


"L'opinion pense mal; elle ne pense pas: elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion: il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter."

Désirer savoir, pour mieux nous interroger ?