Hansel

 

 

 

Hansel / Vidéo de 11'30'' /Mars 2013




Résumé :


Hansel est un film vidéographique en noir et blanc. Il raconte une histoire qui traverse des questions de survie sur une composition sonore. C'est un voyage à travers des images qui se lisent comme des cartographies de pixels. Par une navigation à l'écran, la figuration se transforme en abstraction, dans une grille imaginaire, jusqu'au noir ou au blanc. Le film fait appel à une mémoire intérieure. La cartographie poétique des trames redessine un territoire imaginaire, froid, blanc, ouvert, plat, en contraste avec le conte noir et erratique, racontée par la voix de la narratrice, sur un son s'engouffrant plus en profondeur, un drone. Les images retravaillées proviennent d'archives d'une documentation personnelle représentant des formes isolées, silhouettes, visages, animaux, constellés de pixels. La lecture analytique des images a été enregistrée en direct à l'oreille sur la musique, le son, les mots, comme l'on joue de la musique sur un film muet. Mais, ici, ce sont les images qui sont visionnées, jouées sur la composition sonore, la matière principale et narratrice de l'œuvre.


Quelques errances pendant 3 ans de viabilité d'une idée dans la forêt :

Le son /
J’ai réalisé une composition sonore début 2010, à l’issue de plusieurs recherches musicales que j’avais découvertes les années antécédentes sur les « drones ». Connectée par réseaux sociaux avec différents musiciens des pays du nord et partageant mes compositions, peu à peu, j’avais étendu mes possibilités d’écoutes musicales avec ces plages de sons dont les clusters maintenus offrent des variations dans le temps assez subtiles et ressemblent à des sons graves, sourds, voir dépressifs (dépression vient de depressio, en latin, d'enfoncement) Je pense que les effets de décompensation sonore, d'effondrement, d'enfoncement, forment alors des sortes de "lâcher prises", en deçà des rythmes musicaux populaires, qui eux, nous entraînent à travailler toujours plus, produire toujours plus et avec plus d'entrain. Je trouvais assez riches ces sonorités qui emmagasinent toute l'énergie et la gardent le long d'un morceau, sans limite de temps. Il n'y a pas de perte dans le geste d'étirer un son. Comme se retrouver dans une situation de pénurie, l'idée est de ne pas perdre une seule miette de ce qu'il se passe, mais de conserver au maximum les dénaturations des sons. Il y a une certaine sérénité à l'issue de chaque voyage sonore, comme après être passé sous un tunnel.
Un drone est un long bourdonnement, saturé, qui ne s’arrête jamais. Issu des musiques traditionnelles, le bruit grave fut utilisé par les pionniers des musiques expérimentales, de La Monte Young à Terry Riley en passant par Phillip Glass. Autres variations, la Doom Metal, ou Drone Metal, Black Doom, Death Doom, autant de sous genre où les thèmes tournent souvent autour de la nature, de la mélancolie, de la tristesse, de la dépression. La Drone Doom est un genre encore plus minimaliste et inaccessible que le funeral doom. Généralement influencée par la musique bruitiste et la musique ambiante, la musique du drone doom n'est souvent composée que de guitares et de basses graves soumises à distorsion, généralement avec beaucoup de reverbe appliquée au mixage final. Les thèmes clairs (mélodiques) sont rares dans ce style. Les morceaux de drone doom sont généralement longs : leur durée moyenne est généralement entre dix minutes et une demi heure. Certains CD de drone doom ne comptent qu'une seule piste. Avant la musique minimaliste ou expérimentale, la musique à bourdon existait déjà. Dans les musiques traditionnelles, en Inde avec la Tampoura (instrument à cordes d'accompagnement), riche en harmoniques, ou la vielle à roue, présente en France, notamment dans le Berry, ou la double flûte satara du Rajasthan.
Lorsque je travaillais chez moi, il était très intéressant et inquiétant d’écouter en même temps ces sonorités de bourdonnements, en fond sonore. Ils agissaient comme un environnement enveloppant, un manteau en plein hiver, l'apprentissage que les méchants avaient une âme et qu'il fallait mieux les écouter, quelque chose de chamanique, bref un moment de méditation où je me devais d'accueillir toutes les sensations possibles que cette écoute m'offrait. J’avais cette impression de rentrer dans des forêts profondes et surtout j’avais l’impression de les avoir toujours entendues dans mon enfance, dans mon paysage imaginaire.
Peu à peu, j’ai travaillé un son qui me semblait être suffisamment épais pour pouvoir projeter toutes sortes d’images ténébreuses en ombres ou faisant apparaître des racines, nous plongeant en nous même, une autarcie totale. C'était comme étirer un son déjà existant, un échantillon, ralentir une vitesse jusqu'à en percevoir les limites, comme une matière, dont j'ai rendu indistincts les sources et les aigus, les faisant disparaître dans un bourdonnement parfois grave et saturé, jusqu'à ce que tremblent mes enceintes. J’avais envie de le proposer en écoute au casque, une immersion. Je pouvais observer les écoutants, après l'immersion, poser le casque et se sentir un peu plus bas, comme avoir descendu des escaliers un peu plus bas en eux. C'est ainsi que parfois, ils échangeaient ensuite à mon niveau, après avoir saisi l'épaisseur des sentiments et des souvenirs. J'ai laissé reposer ce son trois années durant. Parfois il était en projet dans l'association d'autres sons pour un album, mais le drone mystère préférait dormir encore un peu.

L'espace, le déplacement /
Dans ces harmonies denses et lentes, extatiques, je retrouvais le plaisir de mes premières compositions électroniques, attablée à mon petit ordinateur avec les compositions sonores Deep1, Deep2, Deep3 de l'album Insonia inverno, du début des années 2000. Sauf qu’en 2010, tout mon environnement a changé. D’une part je n’avais plus les logiciels de compositions sonores avec lesquels j’avais réussi à saisir des moments magiques, à l’oreille, ni même les conditions d'écoute amplifiée que j'avais pu acquérir durant quelques années avec de bons outils, d’autre part, et cela va de pair, j’ai déménagé physiquement mon atelier, tout mon espace, dans un nouveau cadre de vie. Cette composition sonore a émergé du vide creusé, à ce moment où je devais réapprendre à vivre d’une autre manière et avec une bonne part d’inconnu-e. Un nouveau paysage urbain ou rural, avec de nouveaux habitants, un nouveau travail, des trajets nouveaux, et un nouvel espace de création et des logiciels ou périphériques éclatés, tout en restant connectée au partage de mes créations, aussi bien visuelles que musicales.
S'il vient d'un bricolage qui nie sa technicité, mon travail n'est que rafistolage d'un manque de moyen évident. Il ne peut que devenir poétique, dans le sens où sa singularité et ses maladresses se construisent dans les failles d'un système. Et pourtant, il n'est que technique car il adhère à une connaissance de ses outils. Mais les outils et les systèmes se remplacent, s'annulent, ils se périment. Un espace sur Internet se loue comme un appartement, une œuvre en ligne ne se regarde si la location est encore en vigueur et le plus souvent ne dure pas plus de 2 ou 3 ans, si l'espace est entretenu. Les marques fétiches des couleurs, peintures, feutres, changent, on ne les retrouve pas, les boutiques disparaissent, les feuilles de papier restent encore des feuilles, définies par des formats standardisés. Il est difficile de trouver des formats singuliers, des supports adaptés à notre idée. Comme sur écran, il faut tout retravailler, le format, la couleur et le détournement des outils des logiciels offrent de singulières visées, encore sous exploitées par les artistes. Il n'y a parfois pas de progrès en vue, car je reviens à des outils traditionnels, comme si les écrans n'existaient pas, ou pas assez pour y croire vraiment. Comme si le motif trouvé à l'écran se reproduisait dans un de mes dessins par modèle et l'inverse aussi. Les formats standards ne me satisfont jamais, comme s'ils n'avaient pas été adaptés à mon parcours et ses déplacements, mon mode de vie, les modes de lecture d'une œuvre également m'apparaissent trop limité. Ainsi mes réalisations déplacent sans arrêt la lecture et ce sont ces déplacements qui forment mon regard.

Les images, le repérage /
Le son fut créé à ce moment, en 2010, il n'y avait alors ni vidéo, ni même le nom d'Hansel, là où tous mes repères furent volontairement changés. Ce saut vers l’inconnu-e, avait tout des forêts profondes et d’un paysage imaginaire, je dirais de survie. Cette sensation primitive me faisait penser aux Inuits, aux premiers documentaires des années 20 où l’on avait accès à des images ethnographiques en noir et blanc, de ces images de l'Arctique, de terres hostiles d'isolement extrême. De ces images d'habitants engoncés dans d'épaisses couches de vêtements, me venaient un paradoxal sentiment, de vulnérabilité et en même temps d'extrême protection, de sécurité absolue. D'un point de vue esthétique, les images étaient séduisantes, car les masses noires étaient posées sur des surfaces blanches comme des pages d'écriture ou des tracés noirs sur des feuilles de dessin de papier blanc et surtout, si plus tard, lorsque les films étaient animés, leurs gestes étaient très lents, surement par leurs vêtements lourds, par la pétrification du froid, comme toute forme de vie au potentiel congelé. J'avais en tête des récits de nourriture, principalement du gras. Je n'ai pas visité ces pays de terre de glace et pourtant je vis dans un pays où des habitants vivent avec de semblables urgences de survie, dehors l'hiver en proie avec le froid et des superposition de vêtements, où des habitants sont exclus de logements ou bien que leur vie nomade n'est pas admise comme une vie digne d'avoir les mêmes droits qu'un habitant avec un emploi à durée indéterminée. Mais il n'y a pas de vision esthétique d'un tel état de désarmement. J'en tire seulement des images que j'invente qui sont celles de personnages cachés ou qui regardent se sentant observés, comme traqués. Ils me sont familiers, je m'identifie à ces regards et gestes archaïques comme les avoir intégrés dans mon enfance, comme si l'animalité et ses instincts de survie avaient déposé dans ma mémoire des résidus, que je devais retrouver. Des formes où l'on ne discerne pas bien les visages, comme pas bien ce qu'ils fabriquent, est-ce qu'ils dorment, sont-ils encore en vie, se battent-ils ou se protègent-ils ? La menace des crocs est une image arrêtée, mentale, qui symbolise le monde des bêtes.
De mon côté, arrivée sur une page vierge, une nouvelle ville, ressemblait à un lac gelé dans lequel faire un trou et pêcher restait la seule idée artistique de survie. Lorsque les repères sont déplacés, ou bien qu'il y a une perte de repère, à ce moment, dans la création, j'opère un repérage. Les images agissent comme projections de repère, dans un environnement par encore très bien arpenté.

Autoproduction, autarcie /
Ayant un mode d'autoproduction, je l'associe, mentalement et artistiquement, à ces autochtones qui font avec les moyens du bord, comme concevoir des bottes en peau d'animaux, un abris avec des morceaux de glace, un igloo... Rien qu'à imaginer qu'avec de la glace, ils réussissent à produire de la chaleur et se sentir au chaud, est pour moi une belle idée d'isolation réussie. Je ne vis pas avec des températures extrêmes et pourtant, je dois concevoir une forme autonome de travail qui est radicalement opposée à la norme, un peu comme produire de la chaleur dans un climat glacé. Je créé avec des médiums plutôt technologiques, mais à la fois dérisoires, sous une forme très artisanale, qui ne fait appel à aucun intermédiaire. Le son, l'image, le texte, tout se construit comme dans un igloo, avec les morceaux de glace que je trouve. C'est à la fois brut et subtil, chaque écart, chaque mot compte, chaque écho sonore. Et je peux aussi ne pas y tenir plus que ça, le laisser dormir l'œuvre sur l'établi, car le processus est unique donc pas forcément duplicable, sans l'auteur et son imaginaire. L'idée me vient principalement d'un contexte, d'une contemplation, d'une analyse, de souvenirs, de choix de formes et couleurs, mais n'a pas de modèle artistique, à l’extérieur, très probant. Les choses s'impriment de façon sensible plus comme un poète, que comme un, une artiste, qui souhaite montrer ce qu'il ou elle fait, n'importe où, n'importe quand et avec n'importe qui, du moment qu'il ou elle expose. Pour moi, le principal est de laisser les choses s'imprimer sur une surface sensible, qu'elle soit sonore, visuelle ou de l'écriture, sans forcer, ni direction, et que l'expression trouve sa justesse selon les moyens, mais jamais selon une commande extérieure, irresponsable, non imprimée. Le temps de réflexion, sans rien faire, prend la majeure partie de mon temps de création et production. Il n'est pas raisonnable ni quantifiable, nulle statistique ne pourra satisfaire les accros de la logique. Ce temps s'alimente d'études diverses et de documentations, d'explorations divertissantes, mais peut s'alimenter en premier lieu par 'faire le vide'. Le contexte glaciaire par exemple, lorsque des emplois sont créés uniquement pour refroidir le sensible, on nomme alors des responsables pour empêcher le sensible d'émerger, afin que la logique prime. Les artistes trouvent des moyens uniques et singuliers pour (re)véhiculer le sens, dans des contextes de crise. Dans l'action de chercher, ils trouvent par raccourci, uniquement concentrés sur leur chemin à tracer, les choses à capter, la sélection devient une affaire de spécialiste, et chaque artiste n'est expert que dans la spécialité qu'il s'invente et ré-invente à chaque pas.

Imaginaire, nourriture /
J’avais en mémoire des images, que je trouvais très belles, d’habitants sur des terrains glaciers mangeant de la viande crue, se protégeant du froid, s’apportant des soins mutuellement, luttant contre les prédateurs. C’était un peu ce que je vivais dans mon nouvel espace, rechercher comment me protéger du froid et des prédateurs, des nuisibles, accorder de l'importance aux soins. Un siècle plus tard, la prédation est moins visible et prévisible. Elle est pour moi, celle des images qui insufflent de mauvais comportements très éloignés de nos sensations primitives.
Après la composition de ce son, j’ai écrit une histoire, une poésie dont les héros sont des enfants. Une sorte de conte merveilleux qui pourrait s’apparenter à celui d’Hansel et Gretel, abandonnés par leurs parents dans la forêt, qui se retrouvent aux prises avec une sorcière anthropophage. Sauf que dans mon poème il n’y a qu’une enfant qui se double grâce au monde imaginaire qu’elle s’invente afin de ne pas être seule face à des parents qui ont un comportement de prédateurs.
Le système des images tel que les médias le fabriquent, est dévorant. Les plus jeunes sont soumis à rentrer dans un format d'intégration qui fait grossir le système. Les plus faibles sont les moins armés dans la connaissance des images. Ils se retrouvent engloutis, sans jamais être critiques des images imposées et viennent grossir une boule à facette destructrice, n'ayant pas eu le temps de grandir, d'avoir un chemin à part, des idées protégées, ils se sont laissés piller sans merci. La société des médias et leurs vieux adultes ont besoin de chair fraîche pour alimenter leur système qui ne fonctionnent pas sans cobayes. Et il leurs en faut toujours plus, ils sont incapables de faire le vide. Pourtant ils ont évidé le sens de leur formule pour éviter que leur décrépitude soit annoncée comme la fin d'un système, car ils partiront avec. Ils menacent toute remise en question. Ils ne veulent pas s'arrêter mais garder le contrôle de la destruction. La distance demande une certaine isolation. Hors ils sont dépendants.
Comme tous les enfants nés dans un système d'images, un sevrage peut s'avérer créatif. Un sevrage peut se référer à toute sorte de séparation, et, comme en toxicologie, la durée du sevrage dépend du degré d'addiction. Il y a des modes de vie à part, et ce sont celles qui m'intéressent. Ils ne sont pas rendus visibles par le système décrit, donc il y a un vrai bonheur de la découverte.
Dans la contemporanéité de l'histoire contée dans le film Hansel, l’anthropophagie se mêle à une forme d’addiction des images, sous jacent dans notre société de consommation. Le retour que va opérer l’enfant sera celui des lettres, comme des livres, comme l’apprentissage, grâce aux écoles, d’un autre monde. Comme dans le conte des frères Grimm d’Hansel et Gretel, le contexte est la famine. La nourriture et sa recherche sont des éléments moteurs qui modifient les comportements, bons ou mauvais. En temps de crise, l’accès à la culture se fait rare. D’une part, car le fossé créé par les générations qui sont nés dans un monde d’images, cinématographiques ou bien de celui d’Internet, n’est pas le même monde que celles et ceux qui ont grandi avec la télévision. Et celles et ceux qui n’ont pas connu le monde des médias et des écrans, et même plus rare des livres, est encore un autre monde. Il y a un rejet des images par celles et ceux qui ont été gavés de publicités et de miroirs grossissants. Il y a une recherche de "célébrité" par celles et ceux qui n'ont pas été reconnus par leurs pairs et en même temps un appauvrissement intellectuel, un raccourci des idées répétées et mises en abîme, un développement qui ne se fait pas. Les créations artistiques contemporaines sont différentes, comme opposés à la téléréalité, ou bien aux films caricaturaux. Elles rentrent difficilement dans un cadre consommable et grand public ou international, même si c'est la ligne à suivre pour vivre de ses créations aujourd'hui. Et en même temps il y a une création artistique qui explose les formats et se sert de tous les possibles de diffusion et d’enregistrement, du réel à la fiction, une certaine sensation de liberté, comme si la création n'avait plus de modèle et se suffisait à elle-même pour être une création.
Les conservateurs ont beaucoup de mal à suivre ce qu'il se passe, en premier lieu, au sein des institutions. Ils préfèrent ainsi décrire la décomposition plutôt que découvrir les nouvelles compositions. Souvent ils ne savent plus comment regarder les réalisations artistiques, car leurs modèles n'ont pas connu les déplacements diverses que l'on connait et l'appauvrissement de ressources partagées essentielles, les énergies et aussi les sentiments de solidarité. Sans comprendre l'alternative, la recherche indépendante de ces cruciales énergies directes, ils ne voient que les modèles capitalistes artistiques, tout en critiquant le capital. L'enseignement de l'art se fait de nos jours dans l'incohérence totale des modèles valorisés, par répétition, sans analyse, avec une volonté de standardiser les formations, deux forces contraires qui annulent toute construction possible, mais fait perdre beaucoup d'énergie. C'est un exemple de comment on doit contourner des systèmes dévorants, il me semble, aujourd'hui, et du mode de survie intellectuel à trouver. Il ne peut qu'être complexe à expliquer pour ces modèles, mais très simples à ressentir.
L’histoire que j’ai écrite, je l’ai adaptée à la composition sonore en 2011, en instaurant des pauses dans la diction. Dès mon arrivée dans mon nouvel espace en 2010, j’ai regardé des documentaires sur les esquimaux qui me fascinaient par leurs besoins, leur état de survie qui me semblait être les mêmes besoins d’aujourd’hui, manger et se nourrir, mais aussi, se nourrir culturellement. C’est-à-dire vivre autrement. Etre dans un état de survie, dans une société d’abondance est complètement paradoxal et aliénant. On ne trouve pas de quoi bien se loger aujourd'hui, ni se nourrir, ni se réchauffer, ni comment aimer au bon moment. Pourtant, il y a pléthore de publicités et de logorrhées sémantiques nous affirmant quels sont nos besoins. Et plus perturbant, ces messages harceleurs sont infiltrés de pornographies, disons d'images et de mots intrusifs qui violent littéralement nos vrais besoins, nos désirs et les pervertissent sans que nous ayons donné notre consentement. Tout se fait à notre insu. Cela créé des comportements anormaux. On ne peut les qualifier de bons ou de mauvais, mais ils perturbent notre équilibre, car notre comportement général doit contourner des addictions diverses, dont on n’a absolument pas besoin, mais dont nos parents nous ont abreuvé gracieusement, comme cadeaux, comme un progrès, rendant la vie "plus facile". Souvent, c'est plus dociles, que nous sommes rendus.
Nous sommes des générations qui ont perdu de vue l’essentiel des relations humaines, comme perdu de vue la fraicheur des premières images, des découvertes. Tout semble à décoder et cela demande un effort considérable, celui de l'analyse de la complexité. Les artistes ont cela d'utile aujourd'hui, même si l'on a toujours dit que l'art était inutile et devait le rester, c'est que dans une certaine complexité, par leur langage sensible, ils simplifient des notions, en nous donnant directement un éclairage, touchant nos sens. Afin de moins rendre raisonnable les expériences et mieux les ressentir.
Dans mon histoire, la recherche de l'ascétisme est curieusement imaginée ici comme de l'épicurisme. Mieux manger en quelque sorte en se privant de tout. L'histoire racontée délivre plusieurs pistes de lectures, comme cette recherche assidue de l'alter ego, qui nous délivre du mal, ou bien comme un illettré qui découvre un jour le plaisir de savoir lire, après s'être protégé si longtemps d'être dévoré par ses semblables. Souvent mes réalisations artistiques ne sont pas des finitudes étudiées pour être appliquées, mais m'offrent, si ce n'est, aux autres, des pensées qui ne cessent de s'étudier, comme si elles m'ouvraient des portes. Elles témoignent d'une constellation découverte lorsque les éléments extérieurs coïncident et peuvent ainsi révéler une matière, la réalisation, qui elle, peut être alors regardée, écoutée, discutable. Mes réalisations artistiques ne sont que des éléments de réflexion tangibles.

Mémoire, enregistrement, captation /
J’avais mis de côté des images d’esquimaux, dont je n’arrêtais pas de me dire, qu’à l’heure où je les redécouvrais, ces personnages et ces paysages avaient disparus, n’existaient plus. Ils avaient été filmés ou photographiés, leurs vies étaient observées, mais ils étaient morts depuis, car tant d'années s'étaient écoulées, qu'ils avaient vieilli et n'étaient plus présent sur la glace. Il y avait une sorte de collection mortuaire, des reliques, surtout que je les avais en très mauvaise définition. Mais la perte de la qualité de l’image conférait une qualité de la mémoire de réparation que je souhaitais donner à mes nouvelles images, à mon interprétation de la survie. Je les ai retravaillées afin de ne saisir que ce qui me semblait essentiel dans l’image, les gestes ou les silhouettes. Même si l’histoire racontée sur le son drone, que j’avais composé, se suffisait à elle-même et plongeait l’auditeur dans son monde intérieur et ses propres peurs infantiles, j’ai eu ce désir de travailler avec mes images collectionnées, mais d’une façon toujours aussi directe, sans effet « agréables » pour le regardant, qui écoute. Zoomer dans ces images ou bien les déplacer à la main (à la souris) furent des gestes essentiels de compositions visuelles que je voulais retranscrire. Voir ce que je voyais dans l'image, ni plus ni moins, mais à l'écran. La fabrique de l’image, comme une démo de ma circulation dans les images. Ce souhait de percer l’image, allait de pair avec le souhait de rentrer dans la forêt de ce son. Sachant que dans le fond, il n’était question que d’échapper à une certaine forme d’anthropophagie (de cannibalisme pictural, on ne fait que "manger" des images et "reproduire") L’aspect sommaire et primitif des pixels, ses trames graphiques, la réduction en noir et blanc de la qualité des images plates me convenaient bien, face à l’épaisseur du son pénétrant. Elles étaient comme un écran de souvenirs, dans lequel on est pris au piège car on est obligé de voir autre chose que ce que l'on voit (comme un carré blanc ou noir), et on tente de s’échapper, mais en même temps, je souhaitais un vrai moment de contemplation, sans glissade facile, mais avec cette main (souris) dont les mouvements sont saccadés et légers, une ironie de nos outils et interfaces écraniques. Le nom de l'ensemble, de la vidéo, d’Hansel s’est imposé tout naturellement car c’est le double que s’invente la fille dans le texte pour s’échapper, ou comment inventer le mot « solidaire » dans l’infini « solitude », de l’être.

Le territoire /
Pour reprendre la phrase : "La carte n’est pas le territoire" du fondateur de la sémantique générale Alfred Korzybski, notre perception est subjective et dépend de la représentation que nous nous faisons de la réalité mais non de la réalité elle-même. Si les scientifiques considèrent qu'une carte mentale donne une représentation partielle et souvent erronée du territoire car elle serait alimentée par notre perception sensorielle du monde extérieur (vision, audition, kinesthésie, odorat, gustatif), je pense que cette vision sensorielle, représentée sous une forme artistique, apporte une réflexion que ne permet pas une carte scientifique d'un territoire, bien qu'on puisse lui conférer des qualités graphiques et esthétiques. La subjectivité du récit, dans le film que j'ai réalisé, Hansel, qui porte le prénom d'un personnage est associé à des images qui n'illustrent pas l'histoire. Mais le rapport est créé de toutes pièces, comme une enquête, une recherche à partir de documents extérieurs au récit. Je pourrai dire : "Les images ne sont pas l'histoire"
En 2011, après avoir superposé la voix sur la composition sonore, j'ai hésité à joindre ce morceau dans l'album de voix Pépino, réalisé cette année. Puis cette année, en 2013, j'ai revisionné ma collection d'images et je les ai retravaillées, tout est allé très vite, et assez simplement. Je me suis mise à jouer les images sur le son, juste pour voir ce que cela produisait. Et finalement ce croquis visuel où mon regard sur les images, la manipulation à la souris, matérialisé parfois par l'icône informatique de la main, m'apportaient de nouvelles pistes et territoires inexplorés. J'ai joué cette circulation dans les images de nouvelles fois jusqu'à proposer une version aboutie et en même temps fragile. Oui je souhaitais que cela reste fragile et ludique. La main déplace des cubes noirs ou blancs, se perd dans l'espace, le vide, cherche quelque chose, et attrape ce qu'elle trouve, s'agrippe aux gros pixels, ou bien déplace et fait glisser à droite ou à gauche un visage, un geste, s'attarde, hésite, s'arrête, bref, la main tressaute comme l'œil qui scrute les images, l'un et l'autre sont reliés. Puis l'éloignement des cubes dans l'écran, peintures minimalistes et radicales, carré noir sur fond blanc, amène une myriade de pixels, un paysage la nuit, une cité le jour, ou bien la signalétique d'une route. On sort de l'œil d'un enfant, on rentre dans la truffe d'une bête. On regarde leurs motifs qui deviennent des ornements de pixels, on s'éloigne d'une constellation fine d'étoiles blanches sur une masse noire informe, la paupière d'un homme, les cheveux hirsutes d'une femme. À ce moment, la perte de repère est le véhicule de l'imaginaire. Une errance écranique. L'oiseau nocturne du début diffuse tous ces paysages et les rassemble en lui à la fin dans son manteau de neige.

La vidéo, dans sa forme de monstration optimale est une salle noire de projection, spatialisée avec un son stéréo et des fauteuils confortables dans lesquels on peut s'enfoncer et se sentir en sécurité.

 

 

 


© Sonia Marques - 2013