Incognitos

 

 

 


Catalogue des dessins Incognitos, réalisés à l'encre de Chine noire entre 2007 et 2009,
puis en couleur pour l'inauguration des éditions Isolarii.


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Texte sur les Incognitos

(En intégralité dans le catalogue)

Les Incognitos est une série de dessins à l'encre de chine noire de 50x50 cm qui a débuté l'été 2006. Incognito vient de l'Italien et du latin incognitus (inconnu). C'est la situation de quelqu'un qui ne souhaite pas être reconnu ou qui souhaite cacher son identité. Voyager incognito, garder l'incognito comme garder l'anonymat. C'est une personne qui existe parmi les autres sans se faire connaître : personae (masque qui permet de voir à travers). Un paradoxe une cachette.

Existence de proies et de prédateurs
Entre la mimèse, l’art de passer inaperçu et le mimétisme, identité ursupée, l’être vivant jouit de multiples stratégies de survie dans une existence où il est à la fois proie et prédateur. L’animal donne le signal, le signe, le masque, la personne se protège, se cache, se métamorphose.
- Être remarqué, ou bien disparaître dans le décor ?
- S’afficher / Se cacher ? Se montrer / S’invisibiliser ?

Le monstre / La différence / La ressemblance / La norme / Le logotype
- Attitude offensive ou défensive ? Les dessins sont des signes agressifs ou passifs. Ils sont les armes du prédateur ou de la proie, camouflés, déguisés ou travestis. Les postures ou rictus de guerre apparaissent lorsqu’un danger survient (le jockey, le tigre ou même le panda) Le jockey est un compétiteur parmi les autres. Il a les dents acérées. Nous ne savons qui est-il vraiment, peut-être une tête de mort ? Mais nous misons encore sur lui. D’êtres apparemment paisibles, surgit alors une menace stupéfiante.
- Intimidations, mimes de l’effrayant, ruses, tromperies... Autant de stratagèmes de dissuasion. La magie n’est pas loin. Les dessins sont des ex votos, dessinés d'après le vœux, des coups de bluff, des tatouages, des signes chamaniques afin de conjurer la peur.

Abstrait
Si l’on prend le dessin de la ville de dés, il s’appelle aussi la ville 2D même si elle représente de la 3D, cela reste une image en 2D, faite de dés. C’est une manière de représenter une cité de la chance, où les jeux ne sont pas encore faits, où tout est possible, selon les jetés de dés sur les surfaces des immeubles. Par analogie, le titre masque le dessin et le dessin, lui, masque les arêtes des volumes en 3 dimensions. Les points blancs sont sortis du jeu, de la cité. Dans la série des incognitos des « ni vus ni connus », où la part d’inconnue est grande, les « m’as-tu-vu » ont aussi une place non négligeable car ils affichent fièrement leur masque.
Si la figure est présente, elle ne figure pas une identité en particulier, mais elle « s’identifie à » un dessin, elle prend l’identité d’un autre. La figure ne figure que son concept. Elle n’illustre pas une idée, elle est l’idée. Dans l'uniforme se cache le camouflage social. Dans cette forme unie qu'est la standardisation de notre société, se cachent et se créent de multiples identités hybrides. Ce camouflage social offre des clés, des codes pour coder et décoder à l'infini.
Nous vivons une traque quotidienne où la proie et le prédateur jouent à tour de rôle. L’art de savoir conserver ses secrets, dans une société de plus en plus transparente où la traçabilité l’emporte, est une question de survie. Dessiner des subterfuges, des marqueurs d’asocialité, tatouer en noir à l’encre de Chine une feuille blanche carrée est une façon de représenter cet art du secret. Par ailleurs, dans mes travaux artistiques (les îles, les poèmes, les sons, les photographies) il y a toujours une part cryptée. La cryptologie m’a intéressé dès la fin des années 90, lorsque j’ai cofondé le collectif Téléférique avec nos initiations à l’informatique. La cryptologie, en un mot c’est la science de cacher des informations (ou les rendre illisibles) à des utilisateurs non autorisés, tout en les rendant disponibles, lisibles à d’autres légitimes. Le mot cryptologie vient du grec kryptos qui signifie « caché » et de logos qui signifie « le système ». Historiquement, l'art de l’écriture du secret est aussi vieux que le temps des Pharaons de l'Egypte antique.

Arts graphiques
Ma première formation au lycée Auguste Renoir à Paris, à la fin des années 80, portait sur les arts graphiques et en particulier sur l’exécution de dessins extrêmement précis à l’encre de Chine noire sur une carte à gratter (un support qui permet de gratter les erreurs avec une lame aiguisée d’un scalpel) Ces dessins, le plus souvent des logotypes pour des entreprises, servaient comme matrices, afin d’être imprimés et reproduits sur tout autre support (papier, métal, adhésif, tissus...) Les dessinateurs maquettistes étaient alors d’habiles manipulateurs du scotch, du calque, du compas et des tracés de dessins faits au Rotring (marque allemande du premier stylo technique, sans plume classique) Un métier et une formation qui ont dû s’adapter à l’arrivée de la PAO (publication assistée par l’ordinateur) Car ce temps de préparation manuelle des documents et ce savoir faire d’équipe ont été remplacés par l’informatique et le traitement d’image à l’aide de logiciels sophistiqués. Exit donc le Rotring et la carte à gratter. Nous pouvons ainsi individuellement concevoir un signe et l’optimiser en fonction des supports prédéterminés, avec un ordinateur, un hardware, équipé de software (logiciels). La démocratisation des outils a permis ainsi à des non professionnels de travailler tout comme des professionnels. Après, le savoir et les connaissances pratiques sur l’histoire de ces évolutions, le sens esthétique, graphique, les idées et l’art, deviennent une affaire de spécialistes.
Dans l’informatique, les choses dures et les choses douces, sont des appréhensions virtuelles et immatérielles dont il faut paradoxalement se saisir, afin de décoder le potentiel et la mise en œuvre de ces promesses. J’ai parcouru ces évolutions, qui ne remontent pas, heureusement, à l’âge de pierre, car ce texte sur ma pratique du dessin serait un peu long. Néanmoins il m’a toujours paru y avoir un rapport physique avec les outils que j’ai utilisés, qu’ils soient durs, doux, ou simulés, en souvenirs de ceux du passé. Peut-être aussi que les dessins que je réalise ont des réminiscences primitives, même s’ils n’ont pas été réalisés au silex ou peints sur les murs. Toute cette histoire y est dissimulée à qui sait le déceler.
Dans un objectif artistique, je travaille avec ces enjeux du code et de la matrice, du signe et du logo, que m’ont transmis les arts graphiques puis l’informatique, tout en retrouvant la force primitive de ces tracés à l’encre de Chine, comme pièces uniques, dessinés à la main. Les modèles peuvent provenir d’Internet, de l’écran et retourner se coucher sur une feuille de papier. Ces signes noirs peuvent être agrandis, recomposés différemment pendant l’étude et la réflexion d’une forme, à dessein et grâce à l’ordinateur. Je rapproche les Incognitos, d’une certaine picturalité, en questionnant l’original et la copie. Je m’applique à obtenir un dessin clair minimal, que j’épure, parfois plus gestuel, mais identifiable rapidement. La polysémie secrète de mes dessins garde en chacun d’eux plusieurs clés ou bien les révèle, comme une mise à nu. Je peux procéder parfois comme la création d’une forme géométrique où chaque finesse de trait, sa moindre épaisseur, chaque axe par rapport au cadre du carré de la feuille, chaque plein et vide compte comme un tout, une entité. Les blancs et les noirs sont indissociables comme deux opposés graphiques d’une même idylle.

Orient / Occident
Si les sujets de mes dessins sont ceux des masques utilisés dans notre monde contemporain, avec l’usage de ses nouvelles technologies (avatars, pseudonyme, code d’accès, communautés, zoos divers et variés) les dessins du célèbre japonais Hokusai sont des modèles persistants qui m’ont donné accès à l’animisme et au monde des Yôkai (monstres étranges de l’imaginaire populaire, forme d'existence ou phénomène extraordinaires, mystérieux) La « Manga » publiée entre 1814 et 1878 est un album de gravures sur bois qui comporte près de quatre mille dessins fabuleux et précis d’Hokusai. Aujourd’hui le terme manga est utilisé pour les bandes dessinées japonaises. À l’époque on parlait d’une profusion d’images, d’une débauche de crayonnages, d’une avalanche de dessins. C’est cette inventivité, cette audace poétique et cet humour, que je retrouve aussi chez des auteurs contemporains de manga (Suehido Maruo, les premiers dessins de Toshio Saeki), de fanzine (Daisuke Ichiba) ou de bandes dessinées (comme celles de l’auteur américain Charles Burns), dans lesquelles la part des rêveries folles côtoie celle des cauchemars pour public averti. Je pense notamment au mouvement artistique japonais, l’ÉroGuro, qui mélange l'érotisme à des éléments macabres et grotesques, dont l’influence peut être celle des écrivains français George Bataille et Sade.
La sensualité de l’encre de Chine en fait une matière liquide qui brille et fixe les états fluides. J’ai l’impression pour certains dessins, qu’ils restent mouillés. Si le noir dessine des cheveux, des poils, ils apparaissent comme sortis de l’eau, de la mer, du bain de minuit si le lac est noir. Il devient ainsi chaud et enveloppant, par sa masse comme un épais manteau. J’utilise des pinceaux de différentes tailles, le plus souvent choisis pour leur finesse, car l’esprit passe par ces poils minutieusement attachés qui imbibent l’encre et la retiennent un peu, jusqu’à lâcher son poison plus ou moins suave, inattendu, espéré, guérisseur ou vengeur. Le contraste de cette matière visqueuse noire miroir avec le blanc mat du papier en fait des formes tranchantes, nettes et définitives. J’aime cet aspect franc et sans retour possible dont le recommencement permet un éternel renouvellement des formes, avec des recompositions trouvées aussi par la constante contrainte d’un format carré. J’ai aussi cette impression de faire un art martial (pour en avoir pratiqué) en dessinant les Incognitos. Ils tentent de trouver la voix la plus juste en représentant des forces contraires, des états de tension qui se calment par la réalisation manifeste, imposante d’une trace. Le dessin devient alors une évidence.
Les Incognitos sont une sorte d'ascèse. Ils ont pris le temps d'être mûrement réfléchis tandis que leur réalisation ne dure que quelques minutes, sans hésitation. Ils ne rebroussent pas chemin. Il y a, d'une part, le plaisir de marquer au noir des idées, et d'autre part, la matérialisation de signes et donc de traces, des passages dans le virtuel et de ses composants hybrides identitaires. Une quête comme une veille sur les mutations de nos états.
(SM 2006-2009)



=> Ci-dessous quelques captures écrans du site Internet Incognitos dédié à ces dessins, réalisé en 2009.



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Ce qui n'est pas écrit dans le texte dédié aux Incognitos, c'est la part belle aux oiseaux. En réalisant ce catalogue de dessins, en couleur, il devenait évident que les êtres ailés soient en couverture. Ils m'accompagnent, m'inspirent, j'en élève et les vois grandir. Ils font à leur manière la même chose. Ils me regardent, témoins quotidiens et nous conversons. Un de mes albums musicaux en a été la dédicace (Pépino) Dans mes lectures de George Sand, hasard, je me suis aperçue que cet écrivain avait cette même admiration. Alors je cherchais ses mots en vain. Voici ce que je trouvais :

"L'oiseau, je le soutiens, est l'être supérieur dans la création. Son organisation est admirable. Son vol le place matériellement au-dessus de l'homme, et lui crée une puissance vitale que notre génie n'a pas pu encore nous faire acquérir. Son bec et ses pattes possèdent une adresse inouïe. Il a des instincts d'amour conjugal, de prévision et d'industrie domestique; son nid est un chef d'oeuvre d'habileté, de sollicitude et de luxe délicat. C'est la principale espèce où le mâle aide la femelle dans les devoirs de la famille, et où le père s'occupe, comme l'homme, de construire l'habitation, de préserver et de nourrir les enfants. L'oiseau est chanteur, il est beau, il a la grâce, la souplesse, la vivacité, l'attachement, la morale, et c'est bien à tort qu'on en a fait souvent le type de l'inconstance. En tant que l'instinct de fidélité est départi à la bête, il est le plus fidèle des animaux. Dans la race canine si vantée, la femelle seule a l'amour de sa progéniture, ce qui la rend supérieure au mâle; chez l'oiseau, les deux sexes, doués d'égales vertus, offrent l'exemple de l'idéal dans l'hyménée. Qu'on ne parle donc pas légèrement des oiseaux. Il s'en faut de fort peu qu'ils ne nous valent; et, comme musiciens et poètes, ils sont naturellement mieux doués que nous. L'homme-oiseau, c'est l'artiste." (George Sand, Histoire de ma vie, 1847)

De mon côté, l'accès à la contemplation est peut-être ce que m'ont appris les êtres ailés. Ils symbolisent l'imaginaire, l'intelligence et la beauté et sont des miroirs de nos fragilités, dans ce que nous avons acquis de prédation, ne serait-ce que dans l'invention des cages, de la capture, dans ce qu'il y a en tension avec l'envol et la liberté : le pouvoir magique de voler. L'éthologie et les découvertes outre-atlantique sur la vie domestique avec des oiseaux ont été, (au-delà des à prioris sur la fantaisie de ce hobby, qui n'en est pas un, pour ma part) un loisir alors vital. Loisir pour l'oiseau me semble être plus honnête afin de le rapprocher de l'humain et ses passe-temps favoris : Le mot, dérivé du verbe latin licere (être permis), signifie, au début du XIIe s., la " liberté", l'"oisiveté". Puis, à partir du XVIIIe s., il évolue vers le sens de"distraction". Également, je distraie les oiseaux, étant convenu entre nous, que nous sommes en cages respectives (nos habitats), et que, d'êtres captifs, d'égal à égal, nous passons le temps à siffler, barvarder en perruches, si ce n'est dessiner et déchiqueter du papier. Et dans notre monde contemporain : enlever les touches du clavier d'un ordinateur est un jeu d'adresse et de vive désobéissance assez jouissif.






=> Ci-dessous un dessin que l'on peut voir sur le site Internet Incognitos :




My first Manga

 



Dessin de 2 x 2 mètres, composé de 16 format / Encre de chine Noire (2009)



Vue d'atelier (dessin assemblé au sol)

 


© Sonia Marques - 2011