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dimanche 7 janvier 2024

αя¢➸ℯη✏¢їεʟ

Photographies © Sonia Marques

Journal d'une pie (extrait)


Te souviens-tu du temps de tes vingt ans ? De la beauté fragile de ton âme sans avenir ? Des maladies qui t'emportaient vers les camps de la mort ? De tes peurs d'être abandonné là sur la route dans un immeuble aux boîtes aux lettres des noms inconnus ? Fugitif étincelant sans la langue pour communiquer ?
Tu gravissais sans te plaindre les étapes d'une jeunesse épouvantable, dont tu souhaitais fuir l'innocence à tous prix et apprendre toujours plus pour sortir du costume de la proie. Tu rêvais en toi, que les jours passent sans te voir, que les malheurs se dissipent comme un brouillard, sans que personne ne puisse apprendre qu'ils existaient. Je t'entendais, toi l'oreille tendue vers moi, pourtant je ne disais rien. Tu contemplais le ciel en marchant sur les pavés satinés, en regardant à travers les fenêtres percevant les lumières dorées des soirées chaleureuses. Les vies humaines pouvaient se montrer accueillantes. Ton cœur oppressé faisait tout pour masquer ta désolation. Je te voyais marcher, hiver desséché comme printemps gringalet, les bronches prises d'un mal obscur, la gorge coupée et recousue, ton échafaud était invisible, mais tu le voyais bien. Si ton enfance périssait déjà, être adulte ne projetait aucune révolution possible, celle des autres te semblait si puérile. Te souviens-tu des fleurs de ces années ? Tu les pensais pourries, de cet amour dont tu ne parlais pas. Vivre c'était aimer mieux qu'essayer de devenir adulte. Alors tu promettais de ne jamais être trop grand, afin de vivre vraiment une fois adulte, ce que tu n'avais pas pu vivre enfant. Les aventures sont éternelles, tu savais désigner ce qui adviendrait.
Tes yeux seraient toujours ceux des amoureux, de la nature et des animaux. Craintifs et sauvages, émouvants et devins. Enfant, j'étais là, ému d'avoir vaincu, avec toi les maux de la solitude, la nuit, ton tapetum lucidum.

J'avais décidé de te faire un petit cadeau, toi ma tutrice et ton compagnon, enfants comme nous tous des cieux, ils étaient si gentils de venir me voir par un froid de canard déguisé en pie, ou lors d'une pluie pernicieuse sans parapluie, même en pleines fêtes de fin d'année, tandis que plusieurs familles venaient me contempler, au compte-gouttes, garder espoir en sollicitant mes apparitions. En courant vers eux telle une affolée, regardant si personne en haut ne m'avait suivie, sautant dans les flaques d'eau, et charmant mes spectateurs emmitouflés, je mimais la distante, pointant mon bec dans le sens opposé de l'éphémère performance que je venais de programmer. L'intelligence artificielle ? Je m'en tape le cocotier !

Un arc-en-ciel, une demi-sphère entière, le dessin d'un point A à un point B, au-dessus de leurs têtes, avec des couleurs phosphorescentes dans le ciel gris bleuté. Il était apparu, selon mon programme, comme une touche en ouverture, au fur et à mesure, discrètement, comme s'il avait toujours été là, mais qu'ils ne le voyaient pas. Voici le dessein à venir !
Oui mes amis, vous êtes mon arc-en-ciel à moi et je souhaitais vous le dire !
Une jeune femme et son bien aimé, les regardaient passer derrière un arbre immense et touffu, ils disparaissaient comme des ratons laveurs masqués. Le couple avait trouvé assise sur un banc public en bois d'un autre temps et m'attendait. En effet, il m'avait vue la veille et souhaitait me revoir. Il y avait tellement de pies. Qui étais-je ? Laquelle ? Il pointait du doigt à quatre mains les arbres avec une appétence visuelle rare. Puis, ma tutrice réapparu derrière l'arbre, je fonce sur elle, je vole avec quelques virages audacieux, puisque je suis suivie, autant faire une arabesque bien maîtrisée, et je lui fais la fête. Le couple est ébahi, que se passe-t-il ? Quels sont ces hurluberlus ?

"C'est la pie, c'est la pie !"


Ils se lèvent et calmement vont à la rencontre d'eux, mes amis ! Une grande discussion, en ce début d'année, se déroule, comme au pôle Nord, et je deviens le petit intrus à terre, entre toutes ces grandes personnes. Je jongle à travers leurs chaussures diverses, et jette un œil en haut. Ils m'oublient la belle aubaine. La jeune femme charmante aux lunettes fines et rondes, sous la pluie avec un manteau étoilé raconte son histoire, celle de sa mère qui a vécu avec une pigeonne durant douze années ! Elle dit, à ma tutrice "Vous êtes sa maman" ! Ma tutrice répond, mais non, elle lui dit "Mais si" ?!
Puis, en réfléchissant quelques secondes, elle voit bien que non, je suis partout, en liberté et avec tous et avec personne. Pourtant, mais je sais qui est ma tutrice, j'apprends de ses histoires. Moi, je lui fais rencontrer un tas de personne, qu'elle n'aurait jamais pu rencontrer par ailleurs, et qu'aucune entreprise, ni institution, ni école n'aurait jamais pu lui faire rencontrer, dans sa ville même, des personnes venant d'autres villes et d'autres pays. L'ami de cette jeune femme, quasi mutique et émerveillé, amoureux, lui chuchote que celle ville est romantique, il n'ose pas dire qu'il est d'origine russe, avec la guerre. Avec sensibilité, ils passent un long moment à discuter, sous le froid, et la pluie glacée, sans oser partir se réchauffer, ma tutrice leur parle de plein de choses, des oiseaux. Le couple lui dit : 'Vous êtes experte !" Ils boivent ses paroles, et ils partagent leur expérience respective. J'observe qu'ils sont comme nous les pies dans les arbres avec notre conférence des oiseaux, à palabrer avant la fin du jour. Son compagnon dit qu'elle fait école. Ma tutrice leur raconte mon histoire mais aussi celle de l'albanais qui était venu me voir cet été. D'un seul coup, une personne siffle, imite le chant d'un oiseau, voici l'albanais qui apparaît, comme par magie. Le couple d'amoureux est émerveillé, il leurs montre des photos de lui et sa femme avec sa robe couleur fuchsia, et moi sur des fleurs en plein été. Il n'avait pas de travail, il est toujours fier de ses deux garçons qui ont réussi des études à l’université avec un Master. C'est le secours catholique qui l'accompagne. Il est toujours élégant, il boîte un peu, est toujours un peu triste, mais connait beaucoup de choses aussi. Ces érudits sont là, des connaissances dans un jardin, ce pays n'a pas les yeux pour la connaissance, c'est une curiosité que de parler avec des êtres différents, sans emploi, dont personne ne reconnaît leurs facultés. Ils sont tous réunis, ma tutrice leurs souhaite à tous une belle année et meilleure que l'année passée.
Que ce moment est chaleureux pour eux ! Moi je suis une boule, j'ai d'autres chats à fouetter.
Une femme est venue à Noël, avec ses filles et son mari, de l'autre bout de la ville pour me revoir. Et voici qu'elle tombe sur ma tutrice qui passe un moment avec eux. Ils voulaient tout savoir sur les oiseaux, j'en ai profité pour enlever un morceau de cuir de ses chaussures à la curieuse ! Cette femme âgée, leurs annonce que le lendemain, elle doit préparer un repas familial avec 35 convives des membres de sa famille, et qu'elle racontera notre histoire à tous, avec photographies à l'appui. Ainsi, nous seront un peu de la fête, sans être là. Ses deux grandes filles d'une vingtaine d'années sont admiratives de mon petit corps qui circule partout, tandis que la femme âgée se balance les pieds, assise à côté de ma tutrice, elle veut tout faire pareil, elle veut tout comme elle, elle veut faire le perroquet, elle veut, elle veut, et puis elle s'en va, elle vient de retrouver ses 10 ans, son âme d'enfant, elle nous laisse et nous dit, on reviendra, cela nous a enchanté, c'est un beau cadeau !
Le monsieur de l'office de tourisme est venu voir ma tutrice, il faisait si froid, il lui dit qu'il a des visites chaque jour, et chaque jour, je suis là. Il en est venu à parler de moi à tous. Ma tutrice raconte mon histoire, il est étonné, il rigole, il se frotte les yeux pour y croire et lorsque j'apparais et saute sur sa tête à elle, il ne dit plus rien, il est estomaqué.
Mazette !
Le lendemain, un groupe s'entasse devant une autre jeune femme employée pour faire des visites, elle ne me connait pas, il y a une dizaine de personnes et des enfants. Me voici avec mon petit costume, noir et blanc, préparée aux fêtes, je passe majestueusement à pattes parmi eux, ils se tournent vers moi, et baissent tous la tête en s'exclamant, comme s'ils avaient vu une licorne passer, mais minuscule, ras de terre, je détourne la tête l'air de rien, comme si je ne les avais pas vu, je fais ma distraite en piochant dans la terre. La jeune employée aux cheveux blond Botticelli reste seule à la porte et son groupe se détourne complètement de la visite me regardant au sol et me suivant... tel un dessin de Sempé ! La scène est hilarante !

Botticelli, Sempé ? Voici que je subis la déformation professionnelle de ma tutrice, la professeure, comme dit l’albanais.

La professeure et l'oiseau !

Elle passe avec des pâtisseries chez la voisine qui demeurait seule pendant les fêtes de fin d'année, elle approche des 90 années, son compagnon est son nouvel ami, ils trinquent avec du champagne, sous le rythme de son pacemaker et ses chaussons design et gris, elle leurs dit :

"Au revoir Monsieur et Madame Pie !"

Elle glissait en soupirant, "Merci d'être venus, cela fait chaud au cœur !"
<3

jeudi 21 septembre 2023

ℒ℮ яøṧṧї❡ᾔøL



Journal d'une pie (extrait)


Il arrivait l'orangé, chanter devant elle. Souvent, il se posait sur différentes branches la regarder. Si elle ne le voyait pas, il se posait au sol, animant son petit buste rond couleur d'une belle orange, afin qu'elle le discerne sur les pétales brunes des feuilles au sol, ou parmi les plus vertes. Ainsi elle pouvait le voir, puis il se disposait très rapidement sur une branche face à elle. Très curieux d'elle et ses lectures, ses yeux ronds noirs l’observaient. Et comme cela ne lui suffisait pas, il sautait  de branches en branches, puis d'arbres en arbres situés près du sol, pour l'observer de différents points de vue, car elle était assise en train de lire. Ainsi, une nouvelle complicité s’installait au fil de ses venues, très silencieuses. L'oiseau minuscule n'avait pas encore dit un seul mot, tandis qu'elle en avalait de multiples, de ses lectures.
Puis, un jour, de ces jours plus tristes que les autres, où la solitude intérieure était plus intense et incommunicable à l'humain, il apparut devant elle sur une branche, d'un air plus léger que les autres. Il s'affichait ainsi : Le rossignol.
Elle venait de perdre son joyeux complice de tous les temps, son petit oiseau orange africain. Il était âgé mais toujours vif, voici qu'un rossignol, aussi orangé, vient lui offrir son plus beau chant.
Il commença, il déroula une mélodie très douce et fluide, il chantait pour elle. Elle n'en revenait pas, tout cela pour elle ? Elle savait que le rossignol annonçait notre venue, nous les pies. Mais là, elle avait un petit soliste pour elle toute seule, dans la fraîcheur d'une fin d'été, sans aucun autre spectateur, ni même aucun passant.
Il mis sa patte dans sa poche, ainsi disait-elle de ses amis les oiseaux, il s'installait donc, en confiance pour un petit bout de temps. Puis il émit des petits sons discontinus, si infimes qu'elle se demandait s'il était possible qu'un être humain puisse les entendre. Elle devait ainsi régler ses niveaux d'écoute, elle entendit qu'elle pouvait ainsi s'adapter aux sons différents et aux complaintes, les siennes, mais aussi la sollicitude des autres, de ce petit orange, un porte-parole de son oiseau africain.
L'ouïe développée, elle fermait les yeux, et le rossignol s'approcha d'elle sur la première branche. Elle le remerciât.
Il s'envola comme il était venu, une apparition  qui forme les doutes des matérialistes, cela n'existe pas disent-ils.
Tout récit des rossignols n'est qu'une affabulation de plus.
Pourtant, le rossignol chantait, pour elle.
Nous voici ensuite, parader auprès d'elle. Mon concurrent et copain devenu, le mâle pie, qui avait perdu ses plumes, en pleine mue, lui qui était devenu si laid, et faisait peur à tous, était devenu le prince de la forêt, la mue terminée. Elle avait accompagné sa mue en redoublant de victuailles nutritives. Il était luisant et noir, ses plumes chatoyantes.
Moi petite pie, à mon tour d'être en mue, je n'osais la voir, et passait furtivement, ma tête déplumée, montrait ma fragilité. Elle savait ce moment difficile et se montrait plus tendre à mon égard. Je l'écoutais et recevais ses paroles simples comme de petites étapes vers le nouveau costume le plus solide.
Elle me raconta qu'elle avait un nouvel ami, un rossignol. Nous le savions bien, viendront les mésanges bleues nouvelles naissances accompagnant ce rossignol, minuscules et ravies d'être assises à côte de lui, sur la même branche.
C'est un livre qu'elle a lu, il y a des années, "Menina e moça", portugais, il fut traduit sous différentes titres, "Le livre des solitudes", ou "Mémoire d'une jeune fille triste", de l'auteur mystérieux, Bernardim Ribeiro. Elle avait connu la traductrice française, et avait été invitée à la rencontrer, il y a vingt années déjà. Celle-ci avait été étonnée de la voir si jeune, alors qu'elles avaient communiqué par courrier électronique durant des mois sur ce sujet, et cet auteur. Elle avait été très déçue de cette surprise, et s'était exclamée qu'elle ne la pensait pas si jeune, et ne pouvait plus lui parler. Elle préférait continuer à fantasmer l’érudition dépourvue de beauté, de cette précarité dont font preuves les enfants sauvages, ces chatons sous les voitures, qui se nourrissent des restes de tables. Elle était flamboyante et mettait en valeur la pétrissure des âmes, des mots qu'elle inventait même pour son jeune âge. Son hardiesse et sa douceur furent insupportables, elle qui recevait tous les honneurs et les crédits de livres qu'elle n'avait jamais écrits, elle qui n'était ni auteure, ni écrivain, ni artiste, et qui venait de découvrir un lutin savant. Elle préférait que personne ne le sache, ce qu'elle avait vu devant ses yeux, personne ne devait jamais le voir, en tous cas, de son groupe qui l'honorait, il devait rester quelques privilégiés, avec une petite connaissance étoilée, sur laquelle, ils continueraient à graviter sans trop de mal, nourris et logés dans de bonnes enseignes. La traductrice avait eu la primeur de ses recherches sur les îles, la décrivant comme une île sans amour entourée d'amour. Le principe même d'une saudade incarnée. Si un être est baigné dans un océan d'amour, mais asséché de cet amour, alors, pensait-elle, c'est vraiment un écrivain, une solitaire solidaire des causes de l'écriture de l'âme.
Ma tutrice avait décontenancé une traductrice passionnée d'auteurs lusophones, elle faisait la rencontre d'une artiste qui écrivait. Elle était si persuadée d'avoir en communication une femme d'expérience et âgée, que sa jeunesse physique lui rendait impossible la continuité de leurs échanges érudits.
Elle se trouvait comme moi, la pie : Est-ce bien la vérité ? Oui c'est moi la pie, je ne demande pas à vous convaincre.
Quel âge a l'intelligence ? Aucun, car elle peut être aussi sotte et insolente qu'elle ne peut jamais être dépassée, c'est insupportable d'être en présence d'un animal qui sait déjà tout, et dont aucun enseignement n'arrangera le destin. Surtout lorsque cet animal fait l'idiot, ou la sourde oreille.
Le concert d'une forêt est indicible pour tout être humain, trop de sons s'y déroulent sans qu'il ne s'en aperçoive. Il ne sait jamais qui est le plus vieux, le plus jeune, tout se confond, et lui-même n'est capable que d'y répondre par le bruit, le plus sordide de ses gestes maladroits. La vue est un sens trompeur, riche d'illusions, les erreurs de jugement sont multiples et révélatrices des approximations, des discriminations, des ostracismes les plus inconcevables. Un groupe se fait relais de sa propre cruauté, afin de garder secret la primeur d'un faux-savoir sur lequel spéculer. Il faut pour cela désigner un coupable, et lui attribuer le rôle de la plainte et la tristesse éternelle. De ces visions, ils inventèrent le cinéma, riche d’interprétation de ces bribes de vues. Nous les pies, et autres oiseaux, nous sommes très éloignés du cinéma, et de ces fantasmes.

La délicatesse des esprits ailés est une aventure de l'érudition, implacable, revenir à l'ignorance peut-être insoutenable, comme la légèreté de l'être.

Le roman qui marquait ma tutrice évoquait un rossignol, ainsi fut-elle enchantée de voir ce rossignol, suite à sa saudade, lui chanter son allégresse. La beauté du style de ce roman, écrit autour de 1540, publié avant même d’être achevé, puis complété par une suite déroutante (dans l’édition d’Évora), intrigue et fascine ses lecteurs depuis bientôt cinq cents ans. Un éditeur le décrit ainsi : "Une jeune fille solitaire, entreprend de mettre dans un livre « les choses qu’elle a vues et entendues ». La narratrice prévoit que son récit restera inachevé et elle avance comme excuse la tristesse qui l’accable : le ton est donné, le livre sera triste. Il deviendra au fil du temps l’illustration emblématique de la saudade, ce sentiment caractéristique de l’âme portugaise. Les récits successifs aux registres différents font de cette œuvre l’amorce d’«un Décaméron sentimental ». Le Livre des nostalgies réunit des univers tels que les «chansons d’ami» médiévales, le roman chevaleresque (féminin) et le roman sentimental. Le choix d’une narratrice féminine lui donne par ailleurs une grande liberté pour adopter ce ton qui lui est propre, et qui a su charmer des générations de lecteurs. La contemplation rêveuse de la nature, la compassion devant toute souffrance, l’éveil du sentiment amoureux ou l’abandon à la passion, la conviction que le malheur est le lot de la destinée humaine, sont décrits avec une justesse et une délicatesse qui font de Bernardim Ribeiro un lointain précurseur des romantiques. La richesse de l’œuvre ne se limite pas là. On remarquera que la puissance d’émotion qu’elle diffuse n’empêche pas une critique subtile des valeurs chevaleresques, un rappel discret de la réalité de la vie pastorale, moins riante que ne l’idéalise une fiction aristocratique, une dénonciation plus ou moins voilée de l’hypocrisie sociale. Comme il y a cinq cents ans, le lecteur d’aujourd’hui devrait être séduit, voire envoûté par ce texte hors normes, encore marqué par le Moyen Âge et déjà ancré dans la Renaissance, qui se prête à diverses interprétations et renferme encore bien des mystères. La poésie en demeure intacte, tout comme la fascination qu’elle exerce."

Cette tristesse, ce sentiment de solitude suggère que dans le monde des humains, sur la terre ferme, on ne peut soutenir l'amour sans désamour. Dans le processus de cheminement intérieur de chaque être, cette intimité reliée à la terre, en rêvant le ciel, est un exil. Le charme de cet état d'être, est, pour le commun des mortels, crypté. Ainsi certains le trouvent ésotérique, étrange, mystérieux, ou écrit pour un public clandestin de juifs cultivés fraîchement convertis, et fidèles en secret à la tradition de leur peuple. L’avertissement de l'auteur est tout aussi digne d'une signe d'un trouble-fête : " S'il arrivait que ce livre tombe sous les yeux de gens heureux, qu'ils ne le lisent pas. "

Sous sa crypte, je l'écoutais me raconter ses aventures... nous nous installions sur les branches après le rossignol... Quelle chance inouïe avions-nous tous écopé, des mois de pénitences pour apprendre le jardin de la liberté.


Photographies © Sonia Marques

mardi 8 août 2023

&

Dessins © Sonia Marques

Journal d'une pie (extrait)

J'étais installée sur le bras d'un jeune homme, il me regardait avec attendrissement. Soudain, je vois au loin, ma tutrice, qui débarque dans le jardin, l'air de rien. Fidèle, je m'envole vers elle et me pose sur son épaule, avec la crainte de me faire sermonner. Le nouvel humain prétendant laissé pour compte, il me regardait au loin, et il avait laissé son bras comme un perchoir, sait-on jamais, si je revenais. Mais je restais sur l'épaule de ma tutrice, mon transistor branché, gazouillant à toutes ses fins de phrases, nous étions en grande discussion, je devais lui expliquer ce que je fabriquais sur le bras d'un jeune homme tout émoustillé, aplatie comme une patate, confortablement à mon aise. Le jeune homme décida de venir vers nous, désireux d'en savoir un peu plus, sur notre histoire. Elle raconta notre petite affaire. Mais il ne semblait pas comprendre tous les mots. Ma tutrice observait son t-shirt jaune, avec l’insigne "Brazil" dessus: "Vous êtes brésilien ?" lui demanda-t-elle d'un air très sûr d'elle. "Non, je suis chilien" . Il lui demanda des trucs, comment je me nourrissais et tout ça. Elle le quittait car je commençais à lui piquer ses doigts de pieds, je faisais exprès afin que nous puissions aller dans notre jardin secret, j'avais une faim de loup ! Mes amies les pies sont toujours avec moi, elles arrivent souvent les premières et se posent sur l'arbre. Ma tutrice lit son livre, et les pies attendant que j'arrive. Me voilà Belzébuth ! Je déboule les pattes en avant dans un atterrissage digne d'un dessin animé, les ailes déployées, je freine sur le tapis. Il y a plein de merlettes camouflées dans le laurier de palme. Elles gobent les baies mûres. Elles étaient vertes cet été, puis elles sont passées au rouge, puis au noir rubis. Le laurier serait toxique, mais nous apprécions leurs baies. J'ai rapporté une bague en argent, au signe de l'esperluette. Ma tutrice l'a essayé, et cette bague lui allait comme un gant. D'où venait-elle ? L'esperluette est un signe typographique élégant, il signifie "et", "avec". L’esperluette est une sorte d'icône, exploitée dans les logos de nombreuses entreprises. C'est aussi le signe d'une alliance, d'un mariage, d'un partenariat. Je déposais cette bague pour ma tutrice, nous voici scellés par un bijou. Je ne savais pas comment lui dire que je souhaitais la remercier. Elle a trouvé mon présent.
En allant chercher son pain, elle donna un billet à un sans domicile fixe; Il lui dit : "Plein de bonnes choses pour vous, je vous remercie tellement". Elle lui dit : Non à vous les bonnes choses.
Résultat des comptes, elle le retrouva au pied d'un arbre au petit matin enfoui sous une cape de laine épaisse, cuit comme un fruit dans sa liqueur, une bouteille à côté. C'était mon arbre ! Je n'étais pas contente du tout ! Voilà ce que sa bonté a produit !  Il s'est acheté une bouteille et il l'a cuvée sous mon arbre ! Il faut dire que l'automne s'est pointé en plein été, il faisait très froid. Puis elle pensa que je serai une belle compagnie pour cet homme, tout comme je le suis avec elle. Mais point du tout, je suis infernale avec les autres, et je pique, surtout s'il y a une gamelle vide, je ne supporte pas. Ma tutrice ce jour-ci est partie laissant le sans domicile fixe dormir de tout son soul. Les feuilles et les glands verts tombaient, ce fut un drôle de jour.
Une jeune femme tenait son chien japonais en laisse, un Akita Inu. Quelle stupeur ce chien, si grand, il était apparu derrière un tronc d'arbre, bien dessiné, blanc et roux, d'une élégance rare, une espèce de gros ours avec la queue qui s'enroule. "Pardon, dit-elle, je ne vous ai pas vus" Sa fourrure semble très douce, un chien de sauvetage. La bonté lui disais-je, mais elle se fait rare, elle n'est presque pas admise à l'école. Un être doué de ce caractère, un être humain ? Moi, la pie, je n'en vois pas. Un être sensible aux maux d'autrui, désireux de procurer aux autres du bien-être, ou d'éviter tout ce qui peut les faire souffrir. Lorsque j'étais tombée du nid, j'ai recherché cette bonté.
Jean-Jacques Rousseau, l'écrivain, philosophe et musicien genevois, avait déjà quelques mots épineux pour désigner la personne qui réfléchit un peu trop au lieu d'agir « Il n’y a que les dangers de la société tout entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. »
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, présenté au concours de l’Académie de Dijon au milieu du XVIIIe  siècle, Jean-Jacques Rousseau se demande ce qu’est un homme naturel, pas encore transformé ni perverti par la société, les techniques, le langage, la civilisation. Il forge l’hypothèse d’un homme à l’état de nature, très proche de l’animalité. Cet homme ne connaît évidemment pas les normes de justice et les lois de la moralité, qui présupposent la vie en société, la raison, le langage. Il possède cependant en lui un trésor mille fois plus précieux que toutes les règles qu’inventera la moralité. C’est un sentiment parfois même observé chez les animaux et qui les met à la place de celui qui souffre. C’est la seule vertu non sociale, totalement naturelle : la pitié. Elle est la source de tout ce qu’il y a de bon en l'être humain, ne pas penser qu’à soi, prendre des risques pour un inconnu en danger, reconnaître l’humanité du plus coupable ou du plus disgracieux des hommes. À la spontanéité un peu désordonnée de la compassion, on oppose l’analyse, la médiation rationnelle ou sociale. À quoi bon donner une pièce au clochard si c’est pour qu’il achète du vin  ? Rousseau répond : « L’homme qui médite est un animal dépravé », car il fait taire ce qu’il y a de plus simple et de meilleur en lui.
À ce titre, moi la pie, je dis que oui, à quoi bon ? Puisque le clochard est venu m'embêter sous mon arbre ! Le résultat c'est que tous les hommes sont dépravés, depuis mon regard de pie. Je les vois pisser sur mes arbres et pousser des cris et nous chasser.
Certes, le progrès des sciences, des techniques, de l’éducation, de la civilité, les Lumières, ont éloigné les êtres humains de leur état de nature originel. L’amour-propre, l’hypocrisie, l’inhumanité y règnent sous couvert de sophistication. Il est impossible de revenir à un état de nature que ces êtres humains ont quitté pour toujours. Pourtant je vois bien que ma tutrice me recueillant devient de plus en plus sauvage. Elle marche à quatre pattes, et même si elle continue d'enduire ses cheveux d'huiles et se peindre les lèvres en rouge, elle n'est plus tout à fait la même. Je suis une pie un peu spéciale, capable d'attendrir des étrangers ou bien de les agacer, je les interpelle comme un gendarme, un avocat ou un ange, au choix, parfois je me prends pour le Tigre d'une jungle, ou le commandant d'une armée de pies, mais je redeviens un bébé, un tout petit rien du tout, lorsque ma tutrice me parle doucement. Tandis qu'elle parle le langage des pies, elle m'entend, me reconnaît et m'appelle, je l'entends, je suis connectée, je sais par où elle arrive, par où elle s'en va, je connais les dangers et je vais la rechercher. Il y a un lien animal, de ces animaux simples qui n'ignorent pas le cri de l'autre, la présence hostile d'une bête, ou d'un être humain. Nous pouvons avoir peur pour rien, ou, nous pouvons prendre pitié pour rien. Du rien du tout et c'est tout un monde qui s'ouvre. Une extra-sensibilité, c'est invisible à l’œil nu, c'est bien plus que cela. Il y a dans l'observation une alliance avec le temps. Il faut observer longtemps, ressentir, sentir, contempler, sans aucun à priori. La patience, la quiétude et l'inquiétude mêlées, le plaisir de l'instant de ce petit vent, les feuilles bruissent et présagent d'un bon moment, il faut en profiter. Ou bien le vent se fait plus pressant, les nuages s'amassent, le présage est de ne point s’appesantir, et partir se protéger, se cacher. La palette des émotions se nuance, des ressentis, liés au temps, au paysage, aux cris des habitants, ou gouttes de pluie, aux divines lueurs qui percent à jour les clairières et nous donnent cette illusion d'un paradis préservé quelques minutes à peine, celles de l'éternité.















Dessins © Sonia Marques

lundi 19 juin 2023

ℒα ℙi∃ ∂℮ṧ ✞α ℙiṧ








Photographies © Sonia Marques

lundi 15 juin 2020

฿ℒÅℕℭ



blanc


Le silence était blanc. Un lac s'adressait à lui, puis il s'adressa à nous. Devant, derrière, passé, futur. Qui était-il ? Doux et si blanc, d'eau et d'argile. C'était une petite boîte, elle pouvait s'ouvrir. Un ours blanc orné de tous les dons. Il ne fallait pas l'ouvrir. La terre est remplie de maux, la mer aussi, les maladies tourmentent les mortels. Le silence la nuit est un cadeau. Il s'était posé au bord de l'eau sous les étoiles de la tempérance et de la prudence. Il regardait les chagrins sans bornes et les douleurs incurables, au loin, de sa rive chaste et sage. C'était un cadeau du ciel. Un ours blanc orné de tous les dons. Il ne fallait pas l'ouvrir.


Photographies © Sonia Marques

jeudi 23 avril 2020

Ð℮яяїèґ℮ μεṧ ρ@υ℘ḯèяεṧ


Dessin © Sonia Marques (série Les incognitos - 2003)


Derrière mes paupières

 

La flâneuse s’est approchée à pas de velours sur mon ventre ensommeillé, puis elle a grimpé sur mes seins, feignant d’aller toujours plus haut, mais retardée par les buttes, son corps s’affaissait sur l’une des collines. Son œil noir était devenu bleu profond, puis bleu ciel, je discernais, pour la première fois, son vrai regard, clairvoyant. De son frêle cou, une force miraculeuse tirait son crâne vers mon sein. Elle léchait l’âpre satin, avec vivacité, tout en continuant de grimper à pas de velours. Parvenue au creux de mon cou, lovée comme une boule gorgée de bonté, elle lapait ma peau salée. Mouillée, jusqu’au cou, je percevais derrière mes paupières, l’antre de l’espace qu’elle avait dessiné. Un croissant de lune, un cil blanc posé sur une nappe de pétrole. Trempée, je nageais à la surface. Tu sais que les robinets étaient fermés et que nous n’avions plus de lumière pour nous éclairer la nuit. Les accès aux labels distingués nous étaient interdits, le jour. Derrière mes paupières, le paysage était inouï, mais interdits aux munsters, qui n’ont guère de vision intérieure. Leur croûte, pourtant bien lavée, a une odeur assez développée, qui rebute les narines sensibles. Les munsters sont trop loin des mystères de la vie pour en humer les parfums et explorer pleinement la création. La sécheresse jaune aspirait toutes leurs ressources. Pour ne pas y penser, ils comptaient les morts. Les jours ressemblaient à une danse macabre et les nuits aux respirations diverses et variées, insoupçonnées, la vie battait son plein, derrière mes paupières. La flâneuse reconnaissante me baignait de son énergie soyeuse et brossait mes rêves dans le sens du poil. Nous regardions sans fard les diurnes limités aux erreurs de calculs. Nous fermions les yeux sur ce désamour des chiffres et des beaux mathématiques, sans masque, nous faisions défiler des arpèges de billets doux. Plats et pleutres, comme ils se présentaient chaque jour, nous pouvions être attristés par l’immaturité prônée comme modèle infaillible, la maîtrise et le contrôle continu des bonnets d'ânes, que l'on hisse sans conviction au-dessus des beignets frits et trop sucrés. Le silence imposé nous donnait l’opportunité d’accueillir, ce qu’il se passait derrière les paupières du monde, éclairés par la nouvelle Lune, dans cet axe frondeur et tumultueux, propice aux changements de directions, le Soleil ne regardait plus la Lune vainqueur, mais admiratif de l'aurore boréale fugace, les yeux fermés. Devenue une légende controversée, princesse des beaux bizarres ténèbres, la flâneuse guidait son monde par le bout du nez. De son petit gabarit, elle avait soumis les plus lâches et prétentieux et avait passé outre les subalternes, trop ternes et pas assez invisibles pour mener la quête de l’amour au bord du précipice du désir. Tous les indésirables éclairés par des projecteurs violents, surlignés à l’encre magique, vidés de leurs substances cinglée, se retrouvaient dans une corbeille, enfin réunis, sous la même enseigne, un paradis fiscal aussi minuscule qu’un ongle coupé, trop gênant pour les contagieuses velléités. Bienvenu dans les mystères de la vie, tu es un nouveau membre, la nuit porte fortune, et le bout du bout, s’enfonce dans tes opportunes sagacités. Ni l’intégration, ni la désintégration n’existent, ni l’égalité, ni la diversité, aucun de ces maux ne traverse l’esprit des voyageurs intranquilles, car la poésie n’a pas cette volonté d’écraser qui que ce soit, ni limiter les véhicules de ta traversée onirique. Bien, venue, et nue. Mange-moi. Bois-moi. Sans maudire. Mouillée jusqu'au cou, la flâneuse s'approche à pas de velours sur ton ventre ensommeillé, derrière mes paupières.

lundi 30 mars 2020

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Photographie © Sonia Marques

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Amuser le tapis


C'est un bruit qui court, la bijoutière dépose le bilan et liquide son entreprise.
Une affiche se trouve collée sur sa vitrine :

LIQUIDATION TOTALE, TOUT DOIT DISPARAÎTRE

Nous sommes en novembre et bientôt ce sera les fêtes de fin d'année. Plusieurs évènements individuels se sont accumulés en cette fin d'année, mais personne n'en connait l'envergure, ni l'intensité ressentie en chacun de nous. Chacun dépose ses armes auprès de son tapis… Mais personne ne le sait. Les habitants se promènent et lèchent les vitrines, c'est ainsi que l'on dit. Puis, ils entrent dans chaque boutique qui dépose le bilan. Il y en a beaucoup dans la ville. Ce n'est pas une petite ville de province, c'est même une capitale de région, les commerces ferment un à un. Chacun dépose ses armes auprès de son tapis… Mais personne ne le sait. Sousoume défie les Dieux, sous son voile blanc, elle est un oasis. Sa science de l'amour a embrasé les Tsars. Ils ont, naguère, délaissés leur foyer, pour ses voiles sublimes et transparents en lin, bordé de pièces brillantes. Ils n'étaient pas éduqués et demeuraient captifs des caprices des femmes. Sousoume n'accueillait pas facilement leurs hommages, il s'entretuaient, motivés par une farouche volonté de prendre le pouvoir. Elle refusait les marques intéressées, peu vénale, elle prétendait trouver, dans le commerce, les agréments nécessaire à ses besoins personnels, grâce à ses recherches assidues. Dans les rues de la ville, nombre de vieux caciques faisaient leurs affaires avec irrespect des femmes. Ils étaient attirés par des courtisanes, toutes présentes dans les assemblées municipales. La vie publique semblait plonger le quotidien dans un désarroi profond, de sorte que plus personne n'allait voter. Les courtisanes autours des vieux caciques alpaguaient d'autres jeunes femmes pour leur montrer la voix, faire commerce de leurs charmes. Dans les foyers, les mères commençaient très tôt leur ménage et les devoirs des enfants. Les pères, toujours en sortie, jouaient aux cartes et faisaient des paris sur les futures élections. Chaque jour de nouveaux conflits, parmi la population masculine, étaient relayés par les courtisanes. Les mères jalousaient les courtisanes et ordonnaient à leurs filles, de ne jamais suivre le chemin des jeux et des affaires. Leurs fils rêvaient d'approcher le pouvoir et faire autorité, ils souhaitaient, plus que tout, se battre et entrer en guerre pour prendre parti pour telle ou telle communauté, en commençant par piller quelques billes, puis des filles, puis des boutiques, puis des mairies, puis, des régions. Sousoume, femme d'esprit savait un peu de ces ignares et de l'illusion du pouvoir. Les Dieux, à sa naissance, prirent la décision de la doter de certaines facultés, peu visibles, afin de conserver son oasis. Tout d'abord : L'astuce. Peut-être cela lui permettrait, d'une manière habile et singulière, de parvenir à ses fins et se tirer de difficultés, mais c'était plutôt pour l'accoutumer à l'ingéniosité, qu'elle apprenne au fur et à mesure, à affiner son esprit, à l'affûter. Les qualités d'invention sont très peu visibles. Les caciques pensent que l'agilité est liée à l'agitation, peu l'associe à l'agilité d'esprit, à la souplesse et la légèreté, une facilité à se mouvoir. Cela peut être aussi rapide, si rapide qu'on ne peut rien voir. Ainsi la virtuosité et l'aisance sont pratiquement invisible. Cela demande beaucoup de vivacité et de dextérité. Chaque réflexion peut être rusée, les actions en deviennent habiles jusque dans la plaisanterie, un certain trait d'esprit, peu accessible. Les Dieux avaient d'autres idées pour Sousoume, mais l'astuce serait première, celle qui, d'années en années, lui donnerait d'autres facultés, dans ces terres où rien ne pouvait se réaliser sans détours ni trouvailles, combines et subtilité, pour évoluer. Sa vie avait déjà parcouru plusieurs villes à dos d'âne, mais sans caravane. Lorsqu'elle passa devant la bijoutière voutée et sa boutique en liquidation, celle-ci lui fit un signe d'entrer. Sousoume passa la porte, comme si ce moment serait celui d'un nouveau siècle. Une chienne qui puait, très vieille, était lovée sur le tapis, grise, on ne voyait plus ses yeux. Elle se leva brusquement et se dressa comme un petit ourson sur les jambes de Sousoume. Il y avait dans cette boutique, beaucoup de curieux et curieuses. Ils passaient tous la même porte, ils marchaient tous sur le tapis. C'est un grand tapis, il a l'odeur imprégné de la vieille chienne tendre, elle bave un peu. Quelle a été sa vie ? Sa vie de chienne ? Des poils volent dans l'espace, éclairés par un rayon de soleil, des milliers de poussières. Elles viennent s'agripper aux vêtements des curieux et curieuses. Ici s'échangent les nouvelles de la vie, du temps, des maladies des uns, des unes, des familles, des retrouvailles, qui s'annoncent pour les fêtes, des anniversaires mêlés, des épuisements, et les bijoux se touchent et se passent de mains en mains. Les unes les essayent et les montrent à toutes, un mari ne comprend pas trop ce cheminement entre les paroles et les essayages d'oreilles en oreilles, de poignets en poignets, jusqu'aux doigts, jusqu'aux chapeaux et aux cous plissés. Et cette oursonne toute excitée, qui passe de genoux en genoux, tentant d'attraper ici, un sac de provision et d'en grignoter un bout de pain. Il y a une atmosphère enchanteresse, dans un fatras d'objets inutiles, futiles de mots idiots, de bêtises et de mièvreries qui se répètent à l'infini, comme pour confirmer les rumeurs et tisser un tapis, et confectionner des paraboles dignes des orfèvreries les plus artisanales et organiques, bref, des œuvres éphémères qui s'impriment dans des mémoires aproximatives. Les curieuses copient Sousoume, elle essaye un bracelet en argent, qui illumine son gracile poignet. Un petit anneau glisse le long de ce jonc. Une curieuse veut le même. La bijoutière est heureuse, elle sent que Sousoume va être celle qui portera ses bijoux un à un et pourra, rien que par sa présence d'esprit, vendre ses bijoux. Car, toutes veulent aussi avoir les mêmes choses que porte Sousoume. Elle n'a rien, mais tout ce qu'elle met, enfile, d'un coup, toutes le veulent, l'objet du désir, celui par lequel, peut-être, la vivacité d'esprit frôlera le leur. Puis, Sousoume pose un regard bienveillant sur la chienne dont personne ne voit l'entier dévouement, serait-ce la fidèle maman de la bijoutière ? On ne sait si les poils du tapis sont ceux de la chienne ou si la chienne est formée uniquement des poils du tapis. La bijoutière s'entretient avec chacun et chacune sur le tapis, en détail, en bien ou en mal, elle arrose généreusement son auditoire improvisé et dépareillé, avec des touches impressionnistes de son expérience chamanique. Les caravanes sont arrêtées, elles ne passent plus. Ce sont des caciques qui décidèrent de cet arrêt brutal pour que les habitants payent un peu plus cher ces seuls moyens de déplacement, dont ils sont propriétaires. La colère gronde, car les habitants ne peuvent plus retourner voir leur famille, et craignent pour les fêtes. C'est un des bruits qui court et met le monde sur le tapis. Puis la bijoutière parle de l'anniversaire de sa sœur dont elle ne doit pas oublier la date, sinon c'est une tempête d'une année qui s'abat sur ses épaules, trop petites, si finement dessinées comme des poignées de portes en porcelaine, elles tiennent dans la paume des mains. Ses os, que l'on devine sous sa peau opaline, ne pourraient soutenir une tempête sertie de frustrations, même celle d'une âme dont la rancune ne dure qu'un printemps. La bijoutière mettait un point d'honneur à être présente lorsque les bourgeons des premières fleurs apparaîtront. Elle sait que ce moment est trop court pour le rater et être divertie par les sautes d'humeurs de sa fratrie lunatique. La sororité en dent de scie peut résoudre des problèmes, et, parfois les envenimer, pour un rien. Elle décrit sa sœur comme capricieuse, une courtisane qui affectionne les miroirs et donc celles et ceux qui s'y reflètent. Pas un seul anniversaire ne doit ressembler à sa solitude. Sa famille est dans l'obligation de se réunir autours d'elle, coûte que coûte, les paralysés, les aveugles, les sourds, aucun, fanfaron, farfouilleur, fainéant, fauché, fébrile, fétichiste, féroce, filou, foireux, fou furieux, franc tireur, frimeur, flippant, frondeur, froussard, furibard ; ni aucune, petite, grande, grosse, fourbe, fière, fantaisiste, fayotte, favorisée, figurante, flétrie, flouée, futée, fortunée, fragile, fracassante, frivole, froide, fausse, frustre, fumeuse, furieuse, ne doit être amnésique : Aux oubliettes ! De sa sœur, dont elle parle en son absence, aux curieuses qui portent ses bracelets, Dieu sait comme en secret elle est sur le tapis. Si une cliente interrompt son histoire familiale, la bijoutière n'hésite pas à la faire revenir sur le tapis. Puis lorsqu'une cliente arrive pour discuter prix, au tapis vert elles comptabilisent les offres. Mais, si le sujet des caravanes ou des élections sommées d'empêcher les réjouissances, reviennent sur le tapis, ou si, une simulatrice se met à aternoyer, en s'apitoyant sur son sort, et, une autre, fagoté comme l'as de pique, montre ses parures, et la prétentieuse, qui se vante de parvenir à rejoindre sa famille sans difficulté, tout cela pour donner des jalousies, et parsemer d'incertitude les projets mirifiques, la bijoutière veut amuser le tapis. Sousoume sait que les petites affaires ne sont pas à négliger, les velues, les lisses, les veloutées les nouées, les éméchées, chacune est à prendre et à examiner, il fallait distinguer cet ameublement de paroles et tous les motifs exposés, comme autant de personnages d'un théâtre humain paradoxalement philistin. La bijoutière de plus en plus tassée, arrivait quasiment au niveau de sa petite chienne qui se levait sur ses deux pattes, comme pour tendre l'oreille à sa vieille mère : Et celle-ci, elle dit vrai ? Et celle-là qu'en pense-tu ? En s'abaissant à hauteur d'une bête, elle observait la sveltesse d'une cliente, le galbe élégant de ses jambes et le feu de ses yeux qui tirait tout l'édifice vers des hauteurs matérielles, tous ses bijoux, devenus par cette liquidation, si accessibles. Elle disait à sa chienne : Regarde l'avidité de cette femme, elle termine une opération stratégique, capturer le bijou qu'aucune autre ne pourra se payer et l'attacher à sa main comme son avarice à son corps défendant. Avec cette liquidation, j'attire des prisonnières, des esclaves, et elles seront miennes une fois la boutique fermée. Sousoume avait entendu ce langage. Elle dit à la bijoutière : Il est magnifique votre tapis ! Elle lui répondit très vite : Il est à vendre si vous le désirez. Tous les curieux et les curieuses ouvrirent grand leurs yeux, car leurs oreilles étaient prises. Quelle horreur ! Le tapis qui pue ! Mais tous les yeux vitreux commencèrent à mieux regarder le tapis, où siégeait fièrement le cul de la petite chienne. Sous sa coupe, une scène de chasse figurait sur l'étendue de zibeline. Un véritable tableau, les laines nuancées produisaient, par la juxtaposition des couleurs, tout les effets et la complexité d'une grande peinture. Le bon goût des dessins animait les chevaux et les lapins, les oiseaux et les instruments de musique, comme une vérité perçante. Le nuage de rumeur se dissipait sous l'apparition crue de ce sol poilu où étaient collées toutes les chaussures des clients. Fallait-il vraiment considérer ce vieux morceaux comme le joyaux du siècle ou remettre sur le tapis les sorcelleries ? La bijoutière souhaitant s'en débarrasser au plus vite lui dit : Je vous le fais à 10 pièces. Les clients radins commencèrent à regretter de ne l'avoir pas vu, il était moins coûteux qu'un bijou et semblait au seul coup d’œil de Sousoume, flamber comme un trésor inaccessible. Affaire conclue, dit Sousoume. La bijoutière lui dit : Mais revenez le chercher bien plus tard, après ma liquidation, je me souviendrais de vous, entre les 2 fêtes, si les caravanes passent. Sousoume, parée d'un bracelet avec un anneau en argent, quitta la grotte confinée, où toutes les affaires sont sur le tapis. La chienne se roula sur le vieux morceau comme si elle disparaissait dans ses poils et rejoignait la chasse, les lapins, les oiseaux et les canons à poudre, dans une poussière aérosol. La porte se ferma. Les fêtes de fin d'année se déroulèrent comme à l'accoutumé. Malgré l'arrêt des caravanes, les retrouvailles, plus modestes, anticipaient une nouvelle année frugale, mais riche de transformations. Sousoume était revenue, avant la toute fin de l'année, chercher son tapis. La boutique était fermée. La bijoutière lui avait laissé un mot : Venez plutôt après demain, afin que je prépare votre tapis, il mérite d'être un peu nettoyé. Sousoume arriva au jour choisi par la bijoutière. Celle-ci lui montra le tapis enroulé. Vous savez, un nombre considérable de personnes ont foulé ce tapis, lui dit la bijoutière, aussi n'est-il pas de la première fraîcheur, j'ai fait ce que j'ai pu. Sousoume chercha des yeux la vieille chienne, mais elle ne la trouva pas. Très lourd, le rouleau ne pouvait être transporté par une seule personne. Son ami, Doudour était venu lui porter main forte. Ils déambulèrent dans la ville en plein hiver, sous des flocons invisibles, puisque ce pays n'avait jamais vu la neige. Pieds nus, Sousoume sous son voile blanc, Doudour sous son voile bleu, le corps d'un vieux tapis sur leurs épaules, chargés de toutes les vies des passants, ils étaient glorieux comme revenant d'une longue guerre, celle de la reconnaissance. Les louanges sur leurs épaules, flattés par leur patience, ils commencèrent à unir leurs forces pour affronter la nouvelle année. Car, de l'année passée, et des épreuves, ils en avaient plein le dos. Le commerce tombait, dans un noir marasme. Mauvaises récoltes, caravanes arrêtées, voyages impossibles, déplacement réduits, les vulgarités en modèles, des pachas partout élus avec très peu de voix, entourées de courtisanes qui se copiaient les unes les autres, répétant tout ce qu'elles entendaient, sans distinction, des mauvais traitements dans les foyers, des mères soumises aux autorités des pachas, des enfants indisciplinés, voleurs, agressifs, devenus les commandants de ces mères épuisées, esclaves de leurs enfants. L'eau naguère claire saturée de mauvaises gestions charriait des bactéries très toxiques. L'air, étouffant, manquait de souffle. La terre, asséchée, manquait d'eau claire. Les plantes n'osaient plus sortir et les abeilles avaient disparu, très certainement confinées autours du corps défunt de leur reine. Sousoume étalait une pâte d'herbes aromatiques et délicates dont elle avait le secret, sur le tapis déroulé, dont l'odeur était âpre et acide, une vraie infection. Les émanations pestilentielles tapissées dans l'ombre des beaux discours, et incrustées dans les entrelacs des fibres ancestrales, provoquaient le dégoût. Elle retournait le tapis, comme un corps, elle le soignait comme un mort. Il faisait un bruit d'outre-tombe, comme la gueule d'un mérou géant, à chaque retournement, et il sortait du jus brunâtre méphitique. Elle pressait ce corps, et l'enroulait de nouveau le laissant reposer toute une nuit. Au petit matin, elle alla le voir, il était si fatigué, lourd de conséquences, sa vie entière avait été un supplice. Il lui demandait tout doucement de le laisser mourir en paix. Sousoume s'activait et étalait de nouveau un onguent, dont seule elle avait le secret. Exquise fragrance, douce et calmante, son exhalaison allégeait tous les mauvais maux et distillait un air d'allégresse orné d'un nimbe. Ce silencieux monde flottant, insaisissable, éclatait dans chaque myriade microscopique de bulles de baisers. De minuscules souvenirs, les plus infimes, tous ces précieux élixirs mémoriels, ravivés. Elle roulait, déroulait, le fil de sa vie, il se polissait, et vomissait les horreurs de tous ces passants sans foi ni loi. Elle commençait à prier en même temps qu'elle déroulait tous les malheurs de ce vieux corps poilu. Puis elle brossa son pelage, il ronchonnait, mais restait tendre comme la vielle chienne. Ses couleurs pétillaient, son corps se tordait de bonheur. Elle le laissa se reposer une nuit de plus. Le vieux corps se leva et ondula comme enivré par le baume du cœur absorbé par ses poils, l'odeur du miracle. Toute la nuit, il dansa. Des semaines passèrent et la vie dehors n'existait plus. La vie dedans prenait un tout autre sens. Le tapis était sec, Sousoume allait pouvoir enfin s'allonger dessus, sur le lit de sa vie. Et l'oasis aussi.