Sonia Marques : L'hirondelle de mer

© Sonia Marques, L'Hirondelle de mer - 2011
"J'allai la voir le lendemain. Je la trouvai à son piano, la vieille tante brodant à la fenêtre, sa petite chambre remplie de fleurs, le plus beau soleil du monde dans ses jalousies, et une grande volière d'oiseaux à côté d'elle. 
Je m'attendais à voir en elle presque une religieuse, du moins une de ces femmes de province qui ne savent rien de ce qui se passe à deux lieues à la ronde, et qui vivent dans un certain cercle dont elles ne s'écartent jamais. J'avoue que ces existences à part, qui sont comme enfouies çà et là dans les villes sous des milliers de toits ignorés, m'ont toujours effrayé comme des espèces de citernes dormantes ; l'air ne m'y semble pas viable ; dans tout ce qui est oubli sur la terre, il y a un peu de la mort. 
Mme Pierson avait sur sa table les feuilles et les livres nouveaux ; il est bien vrai qu'elle n'y touchait guère. Malgré la simplicité de ce qui l'entourait, de ses meubles, de ses habits, on y reconnaissait la mode, c'est-à-dire la nouveauté, la vie ; elle n'y tenait ni ne s'en mêlait, mais tout cela allait sans dire. Ce qui me frappa dans ses goûts, c'est que rien n'y était bizarre, mais seulement jeune et agréable. Sa conversation montrait une éducation achevée ; il n'était rien dont elle ne parlât bien aisément ; en même temps qu'on l'y voyait naïve, on l'y sentait profonde et riche ; une intelligence vaste et libre y planait doucement sur un cœur simple et sur les habitudes d'une vie retirée. 
L'hirondelle de mer, qui tournoie dans l'azur des cieux, plane ainsi du haut de la nue sur le brin d'herbe où elle a fait son nid. 
Nous parlâmes littérature, musique, et presque politique. Elle était allée l'hiver à Paris ; de temps en temps elle effleurait le monde ; ce qu'elle en voyait servait de thème, et le reste était deviné. 
Mais ce qui la distinguait par-dessus tout, c'était une gaieté qui, sans aller jusqu'à la joie, était inaltérable ; on eût dit qu'elle était née fleur, et que son parfum était la gaieté. 
Avec sa pâleur et ses grands yeux noirs, je ne puis dire combien cela frappait, sans compter que de temps en temps, à certains mots, à certains regards, il était clair qu'elle avait souffert et que la vie avait passé par là. Je ne sais quoi vous disait en elle que la douce sérénité de son front n'était pas venue de ce monde, mais qu'elle l'avait reçue de Dieu et qu'elle la lui rapporterait fidèlement, malgré les hommes, sans en rien perdre ; et il y avait des moments où l'on se rappelait la ménagère, qui, lorsque le vent souffle, met la main devant son flambeau. 
Dès que j'eus passé une demi-heure dans sa chambre, je ne pus m'empêcher de lui dire tout ce que j'avais dans le cœur. Je pensais à ma vie passée, à mes chagrins, à mes ennuis ! J'allais et venais, me penchant sur les fleurs, respirant l'air, regardant le soleil. Je la priai de chanter ; elle le fit de bonne grâce. Pendant ce temps-là, j'étais appuyé à la fenêtre et je regardais sautiller ses oiseaux. Il me revint en tête un mot de Montaigne : « Je n'aime ni estime la tristesse, quoique le monde ait entrepris, comme à prix fait, de l'honorer de faveurs particulières. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement. » 
- Quel bonheur ! m'écriai-je malgré moi ; quel repos ! quelle joie ! quel oubli ! "

(Alfred de Musset, dans La confession d'un enfant du siècle, 1836)

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Les Essais de Michel de Montaigne (1533-1592) Livre I, chapitre II, Sur la tristesse : 
"J'ignore tout de ce sentiment ; je ne l'aime ni ne l'estime, bien que les hommes aient pris l'habitude, comme si c'était un marché conclu d'avance, de lui faire une place particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement ! Les Italiens ont de façon plus judicieuse donné son nom à la malignité. Car c'est une façon d'être toujours nuisible, toujours folle. Et les Stoïciens, la considérant comme toujours lâche et vile, défendent à leurs disciples de l'éprouver."