Photographies (© Sonia Marques- 1997 Vancouver - Groenland)

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Hasard, je découvre la réalisation récente du clip vidéo "Freed from Desire"  du chanteur Thomas Azier, d'Ellen Treasure, avec les maisons qui défilent. Je suis conduite également à cadrer sur des souvenirs qui défilent très vite. Je décide de réaliser des arrêts sur images. Voyages et croisements, scènes, pays différents, à travers lesquels, j'ai formé un chemin artistique.

Je pratique une autoscopie bienheureuse, un voyage astral, de la voyance ? Percer à jour, percevoir. Ces livres ouverts de rencontres et récits communs, dont je deviens porte-parole silencieuse, m'offrent des fenêtres où voir le vrai, dans l'absence d'un regard intrusif, quelque chose de l'ordre de la vérité, transparait. Limpide, et pourtant ma présence paraissait alors inexistante, non résistante, passage furtif, ou simplement discrète, dénuée de pensée, mais imprégnée de ces autres et de leurs irréductibles mystères. Serai-je médium, sans intermédiaire, véhicule d'histoires, d'un vécu que l'on croyait ne pas avoir vécu, témoin de forces dont il manquait l'oracle, passé trop vite, parti plus loin, disparu. Faire accoucher l'autre de ce qu'il n'a pu voir, son geste allié de son regard artistique, sans toucher, ni faire, juste être là, ou moins là, mais quelque part, sans incidence, juste en coïncidence. Faire coïncider, adjoindre l'étoile pour qu'elle file son propre cheminement. Fée.
Non concernés par ce qui advient, bien plus par qui nous sommes, et bien moins par comment sommes-nous. Pourtant, la somme de tout ce que nous croisons, forment les décisions, renoncements, changements de directions, trajectoires de ce que nous sommes devenus. Si sous chaque souvenir, il est un jour de fête, lorsque l'on parvient à percevoir la félicité, dans toute insignifiance, peut-être que l'on parvient à lâcher les fardeaux trop signifiants, adipeux obstacles en travers des routes, ou flétrissures ruminantes, tout ce qui gène et s'encapsule dans d'infâmes lourdaudes, toutes ces consciences plombées, ne regardant que leur inintérêt personnel. Ce gros "soi" qui se fige dans le miroir des alouettes. Il veut être l'initiateur et le terminus et devient une fin en soi, ensevelir sous son malheur, tout ce qu'il croise, bétonner pensant figer l'autre croyant le posséder. Où sont les fluides ? Du moment où l'on dispose la poudre du café, puis, l'eau coule et se filtre, jusqu'au moment où le choix du récipient changera la tonalité de notre pensée, sa couleur, afin que nos lèvres au bord du goût, nous disposent dans un état de conscience, ou de souvenirs, chaleureux. Le discernement s'opère avec le temps.

Aéroport, centres villes, de pays éloignés, bus, gares, je rencontre des personnes que j'ai connues, plusieurs années plus tôt, des signes, de drôles de hasards, que l'on croit. On prend un café, des nouvelles, des pans de vie racontées à la hâte, des confidences, ce n'est qu'un passage, on se souvient avec amitié et douceur des choses en commun, des nœuds Nord ou Sud, la discrétion, les créations, mon accompagnement, je ne sais, oui, j'étais là, je me souviens de tout, de toi, de vous, de ta famille, de vos découvertes. Les personnes revues, ne s'imaginent pas qu'elles ont compté, sont respectées, qu'elles m'accompagnent toujours, milles souvenirs. Ces petits riens, ces petits clins d’œil sont les éclats d'un diamant insoupçonné, le cœur généreux des êtres est la plus honorable des sensibilités, et chacun, chacune, sommes seuls à pouvoir décider d'y accéder. On a joué aux connexions virtuelles, on oublie tout de l'expérience de la marche et des déplacements.

Jusqu'ici, ma vie se trouvait transportée de façon collective, était-ce une façon de participer à comment mieux protéger la terre ? Je ne le formulerai pas ainsi, sous cet angle politiquement correct. C'était pour être humain. J'ignorais à quel point mes déplacements seraient des lieux traversés et partagés, des expériences du savoir, puisque mes pas étaient innocents. Revoir des amis, c'est apprendre la disparition de leurs proches, cela fait partie de ce qui nous lie à la vie, perdre. Tout se perd, nos plus beaux souvenirs, comme les plus mauvais. Les meilleurs nous tiennent éveillés jusqu'à les destiner aux plus jeunes, désarmés face à la cruauté. Me lire c'est ne pas nous oublier, c'est espérer nous décerner le prix si dérisoire de nos présences. Nous nous sommes perdus de vue, est une très belle phrase, elle dit aussi, que nous allons nous retrouver.

Le chanteur hollandais, Thomas Azier, nous l'avions découvert au festival musical du Printemps de Bourges en 2013, bientôt 10 ans. Il était charismatique sur scène. C'était la première fois que je découvrais ce festival, et la dernière fois, car je n'apprécie plus les rassemblements. Mon conjoint le connaissait, l'histoire de cette ville, pour moi inconnue. Un souvenir riche de sens. Nous avions assisté à un brusque changement climatique entre deux journées, d'une dizaine de degrés, la pluie et le froid, puis la chaleur écrasante, ou l'inverse. Dans le même temps j'ai été conduite à découvrir une partie de l'histoire de France. J'écoutais avec assiduité, comment cultive-t-on les palmiers, les dattes, la question de l'arrivée d'eau, les oasis, le Sahara, d'un sage instruit, une parenthèse enchantée. Je suis invitée alors à découvrir les marais de Bourges, une enclave d'une centaine d’hectares aménagés sous des formes d'agricultures privées de potagers, avec un mode de circulation singulièr. Cette découverte inédite, restera dans ma mémoire, je repars avec des photographies, puis, je reviens souvent à Bourges pour accompagner une famille, une histoire, loin de la mienne.

Je serai conduite à enseigner dans l'école d'art de cette ville, trois années plus tard, dans une vétusté qui n'en faisait pas l’esclandre. De ces récentes connaissances sur ces marécages, je les ai partagées, avec parcimonie, à l'intention de mes étudiants des premières années ou deuxième, celles et ceux désireux d'apprendre, ils avaient choisi le studio que je développais sur le dessin, un groupe qui s'était élargi à d'autres de toutes les années. Je plaçais mes affaires dans le casier de Nathalie Magnan, le seul ouvert, elle m'avait soigneusement recommandé de l'utiliser, plus tard je le lèguerai à sa compagne pour son hommage, puis j'ai disparu, je n'ai fait que mon devoir. Je concevrai deux sessions consécutives (formulées en deux workshops pour l'école) "L'art de la disparition" et "Apparitions", en immersion dans les marécages, qui semblaient si exotiques, palmiers et canoés, des étudiantes glisseront au gré de leurs enregistrements sonores. Avec l'idée de faire ce même chemin de ma première fois, et de présenter cette flore et faune, à des étudiants en art, afin de réaliser un partenariat pour toute l'école, en tâtonnant, en favorisant la contemplation d'un paysage insulaire. Mes références se basaient sur le peintre américain, Gerald H. Thayer Abbott Handerson et ses découvertes, à propos de la couleur et le camouflage dans le paysage animal, notamment ses motifs. Mais bien évidemment, à partir de mon expérience pédagogique et artistique, personnelles, un peu plus longues, émaillées d'autres artistes et rencontres, de ses dernières années. J'ai ensuite réalisé une conférence sur mes recherches pédagogiques, ce qui a inspiré d'autres professeurs. J'avais la vision d'une ruine, je ne me suis pas trompée. Mes collègues ont désiré poursuivre ce partenariat dans les marais, dès 2017. J'ai pu honorer des adieux à cette collègue, que j'avais rencontrée, lorsque j'étais étudiante, vers 1996, elle s'éteignait après un long combat. Je décris cette rencontre, encore un hasard, plus bas.

Lors du festival, en 2013, j'avais beaucoup apprécié le groupe Efterklang danois, et Mesparrow, la jeune tourangelle faisait ses premiers pas avec son album au nom d'oiseau. Thomas Azier, a évolué depuis, son album "Love disordely" est poétique, à la recherche d'une beauté qu'il sait insaisissable. Ses cris et ses efforts de les contenir, le rythme toujours en tentant de courir après la fuite ou de fuir l'ennui.

Le désir c'est intime, c'est voir en l'autre la belle lutte qu'il ou elle mène, sans que personne ne le sache même. C'est adhérer à la force de vivre au delà même de ce que l'on décrit : la difficulté. Le désir serait-il lié à l'effort ?

Dans l'histoire de la chanson qu'interprète le chanteur hollandais, Freed from Desire, même si l'intonation me rappelle l'intention poignante de la chanson de Bruce Springsteen ("State Trooper" sur l'album Nebraska de 1981), c'est à la base, une chanson du même titre, connue du public en 1996, de Gala, une chanteuse italienne de l'Eurodance. Ce sont deux époques très différentes, pourtant, la répétition des accords musicaux traduisent un climat haletant, tandis que les mots nous conduisent, tel des véhicules, vers des antagonismes de notions de survies (liberté/contrainte/dépassement/limites) Une tension qui est palpable dans notre société contemporaine, entre restrictions et désirs d'émancipation, depuis les guerres et la pandémies, entre autres, et, de façon plus individuelle, l'impossibilité de trouver des formes d'expression, afin d'être entendu, compris (crier ou susurrer ?) s'isoler ou participer, contempler ou agir.
La création d'imaginaires formule déjà des canaux d'expressions fédérateurs, certains artistes recherchent aussi à s'émanciper de ce qu'on leurs impose d'incarner, ainsi peuvent-ils, ou peuvent-elles, se trouver fuir les demandes d'arrêt, sur image.
Je me situe là, entre l'arrêt et le désir de mouvement. Si je me retourne, tout à disparu, si je retiens, je révèle, si je continue, tout se transforme, le temps file, et la demande de ralentir se fait toujours plus puissante. Chacun, chacune peut ressentir cette force de transformation et sa résistance.
Le monde change, la tension se mesure partout, entre régressions et progressions, cela produit des chocs. Pourtant, il y a des transformations douces, au fil de l'eau. Peut-être est cela, le fluide.






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Je pensais qu'il y avait une méprise sur la notion "Punk". On peut attribuer cette désignation à des artistes qui ne sont pas punks. Sans aucun pouvoir d'achat, mais avec un pouvoir de création exceptionnel. Telle fut, la période que je vais décrire.

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En visionnant son clip, je me suis alors souvenue de la vidéo particulière que j'avais réalisée et présentée en mai 1999 au Château d'Oiron, là où je rencontrais Ellen Treasure. Le paysage était si plat, terne, sans relief, brumeux, sourd aussi, inquiétant. La vidéo que j'exposais, tonique, réveillait les fantômes. Ellen était venue regarder nos installations communes dans ce château. Nous y étions depuis quelques jours afin d'acheminer une exposition collective. Nous étions tous étudiants, sous la coupe de l'artiste Jean-Luc Vilmouth, notre chef d'atelier à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA). L'intention première du conseiller en arts plastiques, que connaissait Jean-Luc Vilmouth était que notre groupe d'artistes déjà singulier, puisse investir le château et apporter de l'animation. Ce à quoi, il ne s'attendait pas, c'est que ce château sera quelque peu secoué, par des punks, terriblement attachants, pas du tout violents, des beaux bizarres.

Selon Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal ! »

Dès les années 90, le ministère de la Culture y disposait une collection d’œuvres d'art contemporaines, dans ce château, immiscées dans les collections historiques du monument de différents siècles. En évoluant rapidement, l'expérience tentée d’une création contemporaine dans un patrimoine ancien sera un modèle et dès 1996, la collection fut présentée en renouant avec l’esprit de curiosité de la Renaissance.

Aucun hasard, finalement, si ce château hanté, faisait ressurgir des souvenirs vivants, avec lesquels, nous nous sommes enthousiasmés, avec bonhomie, de nos approximations artistiques. Cette fête de tous les Saint, moment particulier pour penser à tous ceux-ci, compassion, mansuétude, reconnaissance,  meilleurs sentiments.

La vidéo que j'avais confectionnée, est propice à cette fête, s'en remémorer, comme une œuvre fédératrice, rassemble des idéaux et des forces. Nous nous entendions tous très bien, mes camarades étaient mes amis, nous avions œuvré ensemble, juste avant les années 2000, et mes souvenirs réveillent de la joie et de l'amour, au sens noble du terme. Je pense que j'étais un élément pacifique, Jean-Luc Vilmouth partageait ce calme et le souhait de l'harmonie, dans un groupe. J'avais étudié au Canada, je revenais partager pour tous mes camarades, mes recherches, et cela avait motivé quelques uns à poursuivre leurs études, dans la même école à Vancouver. Je devais m'activer pour passer le diplôme de fin d'études quelques semaines après, en juin 1999. J'avais donc préparé bien en amont cette séance programmée à Oiron, pour être avec tous, sachant que j'étais la seule à passer mon diplôme, la première de l'atelier. Par gentillesse, j'avais accepté, malgré mon échéance, de prendre une journée pour aider Ellen Treasure. Elle était venue au château, pour son travail personnel, dans l'intention de réaliser des photos de mode et avait besoin de modèles. Elle avait quelques accessoires, et me proposait de poser pour elle. J'ai porté deux robes, l'une bleue indigo avec de grosses boules cousues colorées dessus en polystyrène, il me semble me souvenir que c'était Charlotte, son amie, qui les avait créés, l'autre, une robe confectionnée dans un drap beige et céladon rayé d'édredon de plumes, boursouflée, très originale. Elles avaient toutes deux trouvé, pour l'une une caravane blanche comme décor en extérieur et l'autre, en intérieur avec une lumière douce, années 70, avec un siège à bascule en osier. Je crois me souvenir, que les tirages agrandis n'avaient pas donné satisfaction, d'autant plus que je faisais l'acrobate sur le fauteuil, ou la gymnaste avec la robe, en réalisant une roue. Mes deux photographes de mode en herbe, attendaient que je sois plus disposée à prendre la pose. Je n'étais pas mannequin, mais une petite athlète espiègle, et photographe, agile, j'avais la maîtrise du cadre photographique, moins la photogénie. C'était un moment récréatif, c'est avec bonheur, que je me souviens d'elles. J'ai obtempéré dans ce rôle amusant, pour les dépanner et puis, je suis retournée installer ma vidéo, rechercher le bon angle, la meilleure stabilité et l'acoustique, bien que tout était réverbérant.
Si Jean-Luc Vilmouth fut reconnu pour avoir participé à la nouvelle sculpture anglaise et du courant minimaliste, son travail a nettement changé lorsqu'il entra à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris pour y enseigner. Il nous parlait de l'artiste Tony Cragg, et il avait travaillé avec la sculptrice Kate Blaker, avec qui, il avait vécu. J'ai eu l'occasion de la rencontrer des années plus tard, lorsque j'étais membre d'un jury de diplôme en Normandie, par hasard, signe du temps et des révélations. Comme tous les jurys où j'ai eu l'occasion d'être invitée, l'ambiance était très professionnelle et instructive pour tous. L'artiste sculpteur avait déjà enseigné dans l'école d'art grenobloise, et nous avait fait connaître tous ses artistes étudiants devenus artistes depuis. Puis, enseignant à Paris, il s'est intéressé au design, une toute autre période, très différente, pour lui, c'était une évidence, car il situait déjà, son travail artistique en prise avec des objets du quotidien. Venant d'études d'arts appliquées et ayant été designer, je percevais son profil artistique et d'enseignant plus ouvert à des profils comme le mien, et plus enclin à côtoyer le monde du design. Lisa White, directrice artistique était devenue sa compagne. Dans les années 90, le design et la mode, étaient bien développés à Paris. Dans les formations aussi, diplômée de l'école Duppéré, avec mes camarades, nous avions déjà travaillé dans des agences différentes, pour le textile, le graphisme, les voitures, le mobilier, les vitrines, le stylisme, les couleurs et tendances, bref, plus de secrets. C'était une période aussi prolifique dans le domaine de la danse contemporaine, j'étais devenue danseuse et scénographe, avant d'entrer à l'école des beaux-arts de Paris. Le couple White-Vilmouth, m'avait proposé d'être modèle, pour le magazine spécialisé, "View on color", que je connaissais par ailleurs, dédiés aux couleurs et tendances pour le design de produits et de mode, créé par Lidewij Edelkoort, prévisionniste hollandaise célèbre. C'est toujours ce qui se passe en décalé, qui m'intéresse, alors que ce n'est pas ce qui était prévu. Les photographes s'étaient réunis autours de mon profil pour le photographier et parlaient du mouvement de la Renaissance. Ils consacraient leurs numéros sur les fruits et légumes, le cuir, la nature, comme modèles de créations dans l'artisanat (Art and Craft) Ils avaient trouvé que je pouvais correspondre à une figure de la peinture préraphaélite. Secondant les photos et publications, ils m'avaient fait suivre à d'autres photographes de mode, j'avais été enregistrée sur plusieurs polas, comme il est de coutume pour les mannequins, pour être piochée par des magazines féminins. J'ai oublié ou n'ai pas donné suite aux contacts. C'était intéressant de voir des spécialistes de la mode et de l'édition, visualiser un autre siècle italien sur mes gestes.
Les incognitos, est une série de dessins que j'ai réalisés, ils expriment bien, la force de l'intériorité, invisible, face à l'usage des figures et icônes, de ce que l'on croit percevoir et des à priori, des clichés. Ces photographes hollandais m'ont incité à mieux regarder les peintures de Sandro Botticelli. Vingt ans plus tard, je réaliserai des peintures sur textile en satin de méduses et de formes féminines indistinctes, inspirées de cette période de la Renaissance. Je les revisitais lors de la pandémie qui nous masquait, sur le thème du bavardage. Puisque nous portions des masques, incognitos, nous bavardions intérieurement. Période idéale pour méditer.
Je travaille avec l'expérience du terrain, et des souvenirs que j'explore, selon une mémoire sensitive très précise, de mes rencontres et dialogues avec d'autres domaines artistiques, ou scientifiques. Lorsque je retrace la genèse d'une de mes œuvres, elle n'est pas relative à la tendance actuelle, puisqu'elle émane de souvenirs anciens. Je déterre, comme un lapin. Les phénomènes se révèlent sur des surfaces sensibles.
Jean Luc Vilmouth avait repris l'atelier de sculpture à l'école Nationale supérieure des beaux-arts de Paris, un peu à l'abandon de l'artiste Georges Jeanclos, tombé malade. Ce dernier sculptait de petits personnages de terre, qui s'épousaient entre les plis, affectueusement. La terre était un peu partout, tracée, dans cet atelier. Nous avions été plusieurs à en prendre soin, le nettoyer totalement. Mathilde Ferrer sa compagne, fut professeure dans cette école dans les années 1970. J'ai eu des échanges avec elle, par la succession de l'atelier, de ce moment délicat, entre sculpteurs, mais surtout à la bibliothèque. J'assistais à ses séminaires, très peu d'étudiants pourtant faisaient l'effort de venir afin d'étudier suite aux exposés proposés généreusement par l'école. Il y avait un peu une séparation entre la théorie et la pratique. Certains de mes camarades ne souhaitaient pas être interrompus, dans leur atelier, par des présentations d'autres artistes, théoriciens, cinéastes ou sujets explorés. J'aimais beaucoup, c'était passionnant. Elle avait mis en place,  le centre d’information et de documentation de l’école (C.I.D.) Son initiative avait également introduit une première approche de la vidéo au sein de l’école, afin de documenter ses événements et de donner aux étudiants un accès à ce médium. Dans cette histoire, avec Monique Bonaldi, vidéaste, qui s'occupait de toute la logistique technique et la réservation du matériel, ainsi que toutes les formations dédiées (immense travail, assisté de Julie à cette époque) je me suis aussitôt mise à apprendre le montage, en parallèle aux enregistrement sonores, la composition analogique, puis numérique, avec Daniel Dehay et Alain Michon, d'une philosophie de l'acoustique jusqu'aux nouveaux logiciels. Des domaines très riches d'enseignements techniques et artistiques, mais aussi de bouleversements majeurs dans les pratiques et les usages de ces outils. Je souhaitais reprendre des études en art pour avoir un atelier afin de continuer mes peintures, et, il en sera tout autrement évidemment.

Page du catalogue des diplômés de l'École Nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris de la promotion de 1999 (© Sonia Marques : Vidéo Tonic)





(©Sonia Marques : Vidéo Tonic)

Les souvenirs vibrants de cette épopée au château, sont ceux de l'amitié, bien plus que ceux d'une exposition, même si elle fut très originale, chacun ayant eu des propositions abouties, spectaculaires ou plus secrètes, de médiums très variés, avec une prédominance pour les installations sonores et visuelles, ou olfactives et gustatives. Je pense au grand banquet, auquel nous étions tous sculptés, et mangés, avec des mets conçus par les artisans de la restauration locale, une idée d'un artiste italien, érudit. C'était une exposition visionnaire, chacun de nous, avait beaucoup donné, c'était généreux, nous partagions quelque chose de particulier, spirituel, c'est une mémoire qui permet de valoriser notre présence au monde : nous devions être là, rassemblés, et repartir chacun, chacune de notre côté. Je déroule alors la pelote d'un fil rouge, comme celui qui entoura un château, très solide...

Nous étions un groupe plein d'énergie, c'était une chance, une époque aussi, de liberté de création, chacun, chacune devenus artiste, ou déjà artistes, de toutes façons, entrer dans cette école induit un questionnement particulier, dans sa vie. Je m'étais organisée pour projeter une vidéo nommée : "Vidéo Tonic", où défilaient des titrages comme des néons et où figuraient, entre autres un train en négatif lui donnant un aspect futuriste, le son de sa vitesse et son freinage amplifiaient un cadre scénique de science fiction. Plusieurs vues de Vancouver, photographiques au piqué scintillant, dont la gamme colorée était calibrée et choisie comme des aquarelles, des pastels roses et turquoises côtoyaient des teintes plus vives, rouge orange et le noir pour souligner la luminosité, la blancheur de l'effacement du grain de la peau filmée, elles-même, évanescentes. Les personnages plus petits, enfants ou femmes chanteuses, étaient filmés à travers soit des vitres de train, soit de tout petits écrans, alors que le téléphone portable n'était pas là, pourtant cette vidéo le préfigure, étrangement. Une danseuse d'un carnaval brésilien de banlieue bleue en robe de sequins scintillants, un fond musical mixé, un dragon rouge, la gueule ouverte, une grande sculpture de rue, le tout d'une durée de 45 minutes. Elle se situait dans un langage lusophone, saoulé d'un cocktail de couleur, elle était tonique, dans l'expression d'une synesthésie, couleurs, sons et goûts. Pour les chromophobes il n'était pas recommandé de regarder la vidéo. Auparavant, j'avais effectué un repérage sur place, en profitant de nos premiers voyages à Oiron, avec l'équipe. En embarquant une caméra dernier cri, Tri-CCD, assez imposante, les petites caméras numériques n'étaient pas encore arrivées, mes camarades se demandaient bien ce que je faisais, tandis qu'ils profitaient du voyage pour discuter. Je filmais à travers la vitre, plus tard je filmais dans les greniers du château, c'est là que j'ai découvert un dragon énorme. Évidemment, tout à fait cohérent.
De retour au montage, j'avais également d'autres prises de vue de carnavals expressif, mais aussi je filmais, un vieil ordinateur, avec un jeux vidéo de chevalier "Gauntlet", de couleur verte, un univers fantasy, des années 80, avec des chevaliers, des dragons. J'ai ainsi collé une bande son, avec des images, sans rapport avec la prise réelle sonore, ou presque puisque j'ai gardé le son du freinage du train, ou des ambiances sonores qui m'intéressaient, comme celle du jeu de chevaliers. Ces incursions entre le document réel et la fiction, l'artifice du son et de l'image, parfois avec des couleurs modifiées, avec des sources si différentes, produisaient un film qui ressemblait à une peinture, de différentes couleurs et pinceaux. À cette période, je visitais souvent le Centre culturel Suisse à Paris et j'avais découvert une artiste dont j’appréciais les réalisations, Pipilotti Rist, notamment son installation Ever is Over All. Elle n'était pas encore bien connue, aux beaux-arts, mes camarades ne regardaient pas dans ces chemins, la vidéo était encore récente et le domaine du son également, dans les enseignements. C'est une période magique, où avec les quelques camarades épris de ces nouvelles techniques, nous nous connaissions tous, et les professeurs et techniciens et techniciennes aussi, nous suivaient avec attention. Des merlins enchanteurs.

J'ai eu l'occasion ces derniers temps d'échanger avec celles et ceux qui m'avaient suivis, j'étais étonnée qu'ils se souvenaient bien de moi et comme raconté, avec des propositions pertinentes.
Nathalie Magnan, vidéaste dans les années 90, invitée par Monique Bonaldi, était venue directement des États-Unis, nous présenter un tas de petits films charmants, réalisés par de très jeunes femmes, avec une caméra, notamment "Fisher-Price" (comme Sadi Benning) Même si son workshop fut assez court dans cette école parisienne, Nathalie continuait de suivre l'évolution de mon travail à distance, car nous découvrions, en même temps, le potentiel d'Internet, pour des artistes chercheurs ce fut une remarquable avancée. J'avais co-fondé un collectif (Téléférique), avec mon compagnon de route, étudiant de ces écoles entre les arts appliqués et les beaux-arts. Elle était très admirative de ce que j'entreprenais, percevant une attitude féministe dans un groupe d'hommes. Je ne pense pas avoir eu une quelconque similitude, en écho au féminisme qui se manifestait alors. Encore une fois je ne remplissais pas le rôle espéré, créer, inventer étaient prioritaires. Je voyais plutôt que la création allait disparaître ou être dévaluée. Elle nous faisait des clins d’œil de loin. Une fois, elle m'a invitée à relater de cette expérience, mais plus particulièrement de mes cours à Angers, nommés "êtrAngers", des cours très singuliers, aussi corrélés avec mes déplacements et l'étrangeté de ma discipline que je développais pour cette école, le multimédia, leur première fois. Puis, je me suis aperçue, que je n'étais pas très férue de la technique pour la technique ni de la technologie pour sa performance non plus, mais plus à rechercher ce que cela racontait comme mondes et comme usages, comme perceptions de mutations de nos environnements, nos comportements, nos affections, la vitesse à laquelle tout allait finalement se retourner aussi. J'avais un point de vue plus philosophique, et inclassable. Ma pensée poétique frisait des notions ontologiques, elle s’affinait, sans s'affirmer. Mes camarades épris de technicités ne comprenaient pas toujours la profondeur de mes réflexions, mais elles faisaient avancer le groupe, vers de nouveaux horizons. C'était mon moteur à moi, pas les engins que je conduisais, très bien d'ailleurs.
J'ai de suite été très investie dans ces domaines, alors que j'avais souhaité concourir dans l'école prestigieuse parisienne afin de poursuivre mes dessins, peintures et sculptures ; en arrivant dans l'organisation de celle-ci, ce sont ces techniques, dont j'avais déjà explorés les notions, plus jeune, en filmant et en apprenant le solfège, qui m’apparaissaient les plus en accord avec ce que je recherchais. Aussi, car les ateliers étaient tous nouveaux et il y avait alors bien plus de calme pour apprendre, et pas beaucoup d'étudiants pour y étudier. Les ateliers de peintures étaient mal situés, gelés, surpeuplés d'étudiants, parfois arrogants, ou simplement dirigés par leurs parents, ou, en réaction contre les technologies, la vidéo, pas facile. Les jeunes femmes allaient d'ailleurs dans ces ateliers, des repères, sans jamais s'aventurer dans les studios plus récents. Pourtant, nous découvrions, avec quelques unes, musiciennes, des espaces avec de la moquette, le petit luxe, chauffés l'hiver. J'étais aussi souvent dans l'atelier de tirages photographiques, situés dans une cave glacée, pas très bien équipée. C'est lorsque j'étudiais à l'école Duperré, que je venais le samedi emprunter le studio afin de faire des photographies. Nous étions une autre bande d'amis, à réaliser des images très singulières, l'enseignant photographe, partageait ses moments avec une autre enseignante, avec qui, j'ai réalisé mes premières animations sur Amiga, sélectionnée pour un défilé au cirque d'Hiver. Je réalisais aussi dans cette école, une plus longue animation en stop-motion, avec des papiers qui enveloppaient des oranges, nommée "Spania". Elle fut sélectionnée par Hermès. Toute une épopée, fin des années 80. Exquise animation, un travail de fourmi, entre les prises de vue de papiers de soie délicats et leur animation, selon un scénario haletant, sur une musique de Carmen Amaya, chanteuse de flamenco, qui débute feutrée, puis développe une tension aux saccades érotiques propres au flamenco. Hermès avait déjà senti que ce serait magique. Nous travaillions alors avec le styliste Pierre Hardy, qui avait beaucoup apprécié ce travail réalisé à deux, avec mon ami Martin. J'étais donc, une bonne conceptrice et réalisatrice de l'animé.
Si je fus intégrée en cours d'année, aux Beaux-Arts de Paris, après le concours, l'école ne voyait pas d'un bon œil les étudiants venus des arts appliqués, ou des arts décoratifs. Ils en savaient trop. Ils faisaient donc encore une séparation nette entre les arts appliqués et les beaux-arts. Cela a bien changé, la tendance est revenue à l'artisanat, après avoir maugréé la céramique, la gravure, la mosaïque, tout était balisé, pour devenir des agents conceptuels, sans acquérir des savoir faire de la main. Pour celles et ceux qui n'avaient pas bénéficié de formations antérieures, comme les arts appliqués, ils leurs manquaient beaucoup de pratiques, de travailler les gestes, comme j'ai pu le faire avec les technologies, la vidéo, ou le son. De mon côté, je confectionnais toujours des petits costumes, même s'ils étaient fait de lumière écranique. Ainsi vont les modes, il faut toujours s'en méfier et suivre son propre chemin. Lors d'une exposition au Centre Pompidou sur les enseignements dédiés au numérique en France, j'ai été réquisitionnée pour une interview et filmée, pour une diffusion lors d'une exposition au Centre, parmi une petite poignée d'enseignants artistes. J'étais la seule femme enseignante artiste, je ne sais plus, 2002, 2003. J'exprime déjà mon point de vue, ma façon de concevoir les arts appliqués et les arts plastiques, mon immersion dans ces deux disciplines sans frontière.
Lorsque je donnais des cours en banlieue à de jeunes élèves chaque semaine, en même temps que j'étudiais, une exposition de cette artiste helvète Rist, était présentée au Musée d'Art Moderne. J'ai établi une convention avec les présidents de l'association d'arts plastiques des cours, pour emmener découvrir cette exposition, que j'avais vue auparavant pour préparer la visite. Nous sommes partis en train et métro avec une équipée d'une dizaine de personnes. C'était certainement un peu avant le passage de mon diplôme, je pensais aussi à mes élèves, c'est assez émouvant de me souvenir de la nécessité que j'avais, de transmettre ce que j'apprenais, d'en retranscrire l'essentiel, afin que d'autres puissent créer de nouveau, approcher les expressions artistiques différentes. Ce que j'ignorais, c'est qu’effectivement, des élèves, que j'avais eu, très jeunes, de 6 à 10 ans, se rapprocheraient de formations artistiques pour en faire leur propre chemin.










Ce que j'avais réalisé pour "Vidéo Tonic", était très organique, expérimental et faisait appel aux sens, à la sensualité, c'était réaliser une peinture très longue en mouvement à l'écran, c'était une expérience assez envoutante, pour moi et pour les autres qui l'avaient vues. Elle reste une expérience, que je qualifierai d'extra-sensorialité, car il y avait une liberté totale. C'était un long travail de montage, sonore et visuel, je faisais corps avec la caméra. Très atypique cette vidéo, comme me félicitait le président de mon jury, Jean Louis Froment, directeur d'expositions et critique d'art à la tête du CAPC de Bordeaux : "En France vous ne pourrez pas montrer un tel travail, allez à Berlin, j'ai vu des artistes avec des réalisations proches de la vôtre, allez-y, on se retrouvera plus tard c'est sûr" Je ne l'ai jamais revu, quelques jours plus tard, c'est avec mon collectif que je démarrais mes projections sonores et visuelles face au public, et bien en France, sans jamais être interdite de le faire, ni empêchée, car je ne subissais pas les barrières des institutions, puisque nous inventions, en toute indépendance, et ce durant 5 années. Un risque que personne ne voulait prendre. Il pouvait être interprété comme l'exploration d'un groupe punk.
Vidéo Tonic, était projetée sur les murs intérieurs du château, dans les grands escaliers, l'exposition fut ouverte au public, première fois que ce château devait s’accommoder avec une réalisation technique aussi expérimentale, où les œuvres contemporaines ne devaient pas dénaturer le bâtit, le patrimoine. À cette époque, seules des sculptures que l'on posait, étaient acceptables, mais dans la projection de vidéo, et sans écran, qui couvre les murs épais, cela n'avait pas été envisagé encore. Des danseurs étaient venus faire leur spectacle devant, attirés par la musique et les couleurs étalées sur les murs démesurés. Je m'occupais déjà de toute l'intendance et la logistique, car le personnel technique et les médiateurs n'avaient pas encore travaillé avec des formes de vidéoprojections. Je me souviens avoir fait venir l'entreprise avec laquelle j'avais l'habitude de louer des vidéoprojecteurs dans cette région au paysage si plat et attendre à l'aube l'arrivée du transporteur, dans le brouillard, des souvenirs dignes de l'esprit château. Tels un chevalier je me trouvais défendre les images vidéographiques verdoyantes, devant un dragon rouge.
À ce moment, un camarade, avait décidé d’embobiner avec un fil rouge tout le château, c'était aussi une illustration du Minotaure. Mes camarades regardaient de près ce que je fabriquais en vidéo. Puis, ils se sont mis à apprendre, à filmer et monter des vidéos documentaires ou scénarisées, de fictions, de toutes natures. Ces émulations profitaient à tous. Puis, Je suis complètement partie sur la dématérialisation plus radicale, délaissant la vidéo, et toutes celles que j'avais déjà réalisées et exposées en galerie. Internet est venu complètement chambouler mon rapport aux connaissances de fond en comble. À ce moment là, mes camarades ne me suivaient plus du tout, je faisais du "hors piste", ni même Jean-Luc Vilmouth. Il fallait apprendre tout un nouveau monde, de nouveaux codes à inventer, sans équivalence avec toutes les connaissances techniques transmises et acquises. J'étais passée dans une autre galaxie, c'était passionnant : le saut dans le vide, sans aucun élastique. Il fallait avoir des ailes quelque part.
Je découvrais un espace absolument inédit, et incroyablement... laborieux pour y accéder. Un paysage aride de chiffres. Il fallait se transformer en codeurs pour comprendre, déchiffrer et faire un nombre considérables d'erreurs, pour progresser. Les hypertextes complexes formulaient des entités qui correspondaient à ma façon de créer des liens, dans ma pensée. J'écrivais déjà des poèmes, dont le lien était la couleur du mot, en réseau, les uns avec les autres, je les avais nommés "Hypercolor", sans connaître les hypertextes. Un peintre à mon jury m'avait dit : "Je n'ai jamais vu cela de ma vie ! " Il allait le voir des années plus tard. "Je suis peintre et l'école m'a disposé à un jury multimédia, je n'y connais rien à la vidéo, mais vos poèmes, c'est très bien". Plus tard je deviendrai collègue de ce peintre à Angers, dont j'ignorai même qu'il y enseignait. Est-ce que tout cela est important, complètement insignifiant. Ce qui permet de larguer les amarres et laisser les feuilles mortes tomber.
Je n'ai plus le même point de vue aujourd'hui. Mon rapport aux techniques et technologies a changé, mon enseignement s'est trouvé aussi transformé, assez éloigné de l'acquisition de savoir faire techniques. Je prends beaucoup de plaisir à n'utiliser aucun outil sophistiqué, ni réussir quoique ce soit. Mon enseignement s'est trouvé participer du développement personnel ajusté à chaque étudiant, étudiantes, selon son histoire et sa curiosité. Les étudiants étant témoins de mes apports, j'ai compris que j'étais moi-même devenue un médium pour eux, pour elles. Je pouvais révéler une partie de leur potentiel.


 

  
Photographies (© Sonia Marques- 1997 Vancouver)