Photographies © Sonia Marques

Journal d'une pie (extrait)

Je monte sur un Tupelo noir, je saute de branche en branche jusqu'en haut, c'est musical, comme si je faisais sonner une note à chaque fois que je touche avec mes deux pattes une nouvelle branche. Quel arbre magnifique ! Je ne l'avais jamais vu auparavant, il est conique et lumineux, il vient des indiens d'Amérique, il parait qu'en Automne il devient rouge. Il commence par changer de couleur en passant par le jaune vif, puis l'orangé flamboyant, puis le rouge éclatant et enfin le carmin. Ce sera un spectacle digne d'un feux d'artifice pour tous les oiseaux qui savent monter très haut ! Mais mon ami l'écureuil ? Il y sera assurément ! J'ai deux amies pies, c'est un couple, ils s'aiment pour la vie ! Nous les pies, nous vivons en couple, lorsque je rencontrerai ma moitié, je lui jurerais fidélité, jusqu'à la fin de ma vie, pour le meilleur et pour le pire, seule la mort nous séparera, nous nous aimerons d'un amour sincère. En attendant, je n'ai dit à personne si j'étais un mâle ou une femelle, mais cela ne regarde personne ! Chez nous l'unité sociale, ce qui fait le groupe, c'est le couple. D'ici deux années, je pourrai prétendre à convoler en noces, me marier, mais je suis déjà prêt ! Non, je rigole. Au début, le mâle me faisait vraiment peur, avec sa tête féroce. Il pique, nom d'un chien ! Mais je suis plus fort que lui à la course, il n'arrive pas à m’attraper. Au début j'étais tranquille avec la femelle, qui restait observatrice et patiente. Mais lorsqu'il y avait quelque chose à prendre, elle tombait d'un coup en piqué, sa vision est précise. Parmi les herbes, elle sait reconnaître des miettes ou des micro-nouveautés. Puis ce couple vient avec moi, nous sommes tous les trois, ils me rappellent mes parents, mais ce ne sont pas mes parents. Au début, ma tutrice s'est dit, mais ce sont ses parents ? Je ne peux pas être adoptée, je suis trop différente, je passe mon temps à jouer. L'autre jour, ma tutrice a lancé un petit fagot qu'avait confectionné son compagnon. Je l'ai attrapé par la ficelle et je sautillais de joie. Le mâle pensait que c'était quelque chose de si précieux qu'il s'est mis à courir après moi, avec ses pattes, puis à voler. J'ai lâché le morceau tellement il était lourd. Au sol, le mâle s'est mis à piquer le fagot, à le transporter, mais il ne savait pas quoi faire, il n'avait pas pour habitude de jouer. Il a laissé tomber le fagot de bois. Heureusement ! Depuis j'ai appris à feinter. Je fais semblant de trouver des trucs, des boules qui brillent de papiers d’aluminium laissées par les êtres humains, je les prends délicatement avec mon bec et je parcoure le terrain avec fièrement. Le mâle s’interroge puis fonce sur moi, là cela devient très excitant pour moi, ma stratégie paye ! Je vole plus loin et au pied d'un arbre, je fais mine de le cacher, comme si c'était une victuaille très précieuse. Je dépose des feuilles sur lui, et je vais plus loin, l'air de rien. Le mâle arrive à toute allure, déterre la boule et est très déçu, cela ne se mange pas. Il fait la tête. Alors je complique le jeu. Je prends réellement un petit vers séché, je fais mine de l’enterrer quelque part, puis je le déterre en vitesse et je vais plus loin l’enterrer, puis je le déterre, puis je vole avec, puis je me pose sur ma tutrice et je le dépose entre les plis de sa veste, sur son bras. Et je regarde le mâle, qui en est encore à pointer tous mes leurres, toutes mes fausses cachettes où il n'y a rien de caché. Je reprends mon petit vers séché, entre les plis de la veste de ma tutrice, puis je le dépose dans sa poche, elle ne voit rien. Ainsi, elle aussi, lorsqu'elle rentre chez elle, et qu'elle met sa main dans sa poche, elle découvre un petit vers séché. Je rigole bien. Lorsque je suis content je sautille et parfois je saute très haut, je fais des bonds, et j'ouvre mes ailes en exprimant ma joie, avec des petits cris. Lorsque je fais un leurre, je fais comme si de rien n'était, mais parfois, je ne sais cacher ma joie, alors ma tutrice voit bien que j'ai caché quelque chose, sous le tapis. Oui je suis la pie des tapis. Comme on dit : "je mets tout sous le tapis, quand ça m'embête"

Je me balade dans les Lupins Indigos et parmi les Fuchsias de Magellan, qu'est-ce que c'est beau. Je montre les étiquettes à ma tutrice, je lui dis, là regarde !

C'est un jardin devenu très exotique, mais qu'est-ce que c'est beau, j'en ai plein les mirettes ! À présent j'ai des rendez-vous, dans des lieux différents, je connais de bonnes tables. Un matin, je suis arrivée comme un bouchon de champagne ! Et pof ! Une explosion d'émotions ! Une autre fois, c'est en silence que je débarque, sans un mot, je mets la patte sur la gamelle : Vas y ouvre ta boîte ! Et puis, je snobe mon monde. Je fais des caprices, je fais ma lunatique. Puis une autre fois, je ne dis pas mes malheurs de la veille, je m'endors comme une grosse patate, sur le bras du compagnon de ma tutrice, ou bien sur son sac à dos. Je ne bouge plus : je veux être rassurée, mince alors ! Le câlin ! Le câlin ! Le câlin ! Vous êtes mes parents oui ou crotte de crotte de fausses pies de rien du tout ! Une autre fois je suis en colère : c'est quoi ce look ! quelle casquette horrible, quelle couleur infecte, je vais faire mes besoins dessus ! c'est quoi ces grosses cerises, ces motifs rouges sur cette chemise, on dirait de gros yeux de monstres qui me regardent, des milliers d'yeux terrifiants, si c'est ainsi, je m'en vais : Ciao Baci !

Je me suis faite virée d'un arbre. Alors je suis revenue par derrière, et je me suis installée pour la sieste, en boule, je me suis aplatie et je mimais la grosse fatigue, mes plumes blanches gonflaient. Les autres pies m'ont foutu la paix ! Une fois j'ai vu un gros chat sur le muret marcher nonchalamment. Je me suis mise derrière et je l'ai engueulé très fort, qu'est-ce qu'il a eu peur ! Les autres pies ont dit : Mais elle est tarée ! Elle va s'attirer des ennuis à se la jouer solo ! Là elle joue gros ! Bon, il faut dire qu'elle fait peur la pie atypique, et elle pique bien. Elle est formée par ces êtres humains, elle se bat toujours contre plus fort qu'elle. Cela nous fascine ! Par contre qu'est-ce qu'elle est distraite ! Elle passe son temps à flâner, amusée d'un rien, et même des abeilles ! Elle commence à attraper des insectes, mais cela manque vraiment d'entraînement ! Elle est gourde la petite, mais si intrépide ! On aime bien sa compagnie, c'est une fantaisiste, on n'a jamais vu une pie comme ça !

Voilà ce que disent mes amies les autres pies. Ma tutrice est admirative, car lorsqu'elle lit son livre vraiment barbant, dont je lui ai arraché quelques coins de pages, et j'ai même réussi à piquer dans les mots, les lettres noires en caractères, il y a d'autres pies qui viennent se poser au-dessus d'elle et lui tiennent compagnie. Au début, elles avaient très peur d'elle, puis elles ont appris à la connaître et la reconnaître, elles se sentent bien avec elle. Ma tutrice ne les dérange pas, et les pies ne la dérangent pas, c'est un marché bien conclu, pour la paix autours de l'arbre, et afin que ma tutrice lise et soit transportée par son livre, elle oublie les pies au-dessus d'elle. Puis elle s’aperçoit que l'une lit les mots, et elle sourit à la pie qui lit. Un rayon de soleil nous ravit tous, une pluie fine nous donne le signal que chacune doit retourner dans ses pénates.

Ma tutrice a mille choses à faire, elle écrit beaucoup, c'est absurde, si au moins elle venait piocher avec nous, elle nous aiderait bien mieux. Puis, un jour, j'ai compris, qu'elle plantait des graines. Ses mots étaient des graines, qu'elle arrosait. Parfois, elle ne pouvait pas savoir à l'avance ce que cela donnerait. Mais avec l'expérience, elle maîtrise un peu mieux ses cultures. Elle a un jardin extraordinaire, dans lequel j'ai grandi, et je me suis évadée, à ma guise et selon mes envies, au gré du vent. Je peux parcourir 2 km, dans quelques temps ce sera 7 ou 9. Mais je vois beaucoup plus, avec l'envergure des hauteurs célestes.

Elle m'envie, je le sais. Je suis sa liberté.