Le Maréchal

De temps en temps, il allait remplir sa cruche au cellier.
Il revenait un peu plus gai de saveurs fruitées.
Ce soir-là, plus en profondeur, il descendait à la cave,
comme en lui-même, à la recherche du grave,
et le souvenir d'un vin scellé par le sort,
dans une poussiéreuse amphore.

Sa main tremblait devant la chose,
pour mieux la reconnaître,
il époussetait sa peur bleue, Diable la voici !

Très prisée pour sa contenance et sa lourdeur,
posée sur une étagère, parmi d'autres bibelots de décoration,
une jarre à l'agonie gisait en toute démonstration.

Sur la bombonne de grès, l'artiste a peint sa trace d'un bleu-noir.
La tête blanchâtre ferme le corps ventru, elle est condamnée.
Face à cet abattement, il luttait pour ne point la casser.
Tandis que son appel fut bien de la violenter.

Quand elle est secouée, se fait entendre un son mat.
Quelque chose à l'intérieur, se cogne aux parois, enfermé.

C'est le cerveau du Maréchal.

Si la céramique est bousculée et tombe par mégarde,
ou, si volontairement, elle est brisée, une graine tombe à terre.

Ne surtout pas l'arroser, car voici l'histoire du Maréchal.
Il a vraiment existé, ce n'est pas un conte de fée.
Protégez-vous de cette mauvaise engeance.
Enfants et âmes sensibles, fermez vos écoutilles,
c'est une tempête séculaire, l'histoire va commencer.

Il était une fois, à la cour des ducs, naquit Le Maréchal.
Sous les yeux de son père, tous les espoirs se tournaient,
vers lui.

Subitement, avec son frère, ils deviennent orphelins.
Leur grand-père, déplorable éducateur, montre la voix,
se sentir au-dessus des lois, les crétins sont rois.

Ils vivaient à leur guise, au pied de son désastreux exemple.
Parfois absent, parfois sadique, parfois ludique, surtout lubrique.

Adolescent, Le Maréchal fut envoyé en guerre.
De toutes les batailles, de tous les assauts, il était le premier.
Il pillait, violait, tuait, dans le désordre.
Les cadavres devenaient ses seuls amis, ses amants, ses confidents.
Les royaumes le réclamaient, partout il réussissait.
Médaillé, sans apprendre ni à lire, ni à écrire, cancre tenace,
il ne pactisait qu'avec les hiérarchies délétères.

Adulte, son esprit ne s'élevait guère plus,
il adulait les extrêmes médiocrités.
Capricieux, ses colères sont mémorables,
les tasses et les assiettes se brisent.
Les portes claquent ou se ferment à jamais.

Il prend une femme dont nait aussitôt un garçon.
La malheureuse ne peut plus s'échapper.
Le grand-père meurt et laisse de nombreux châteaux.
Des ruines, des coupe-gorge, des lieux de sectes et de drogues,
de tortures, de prisons sordides, un cartel de corruption,
dont ils deviennent avec son frère, les héritiers.

Le Maréchal inspire les prétentions aux supériorités insolentes.
La transgression est la règle et les erreurs fatales.
Les habitants sont très pauvres, la misère est exploitée.
Les plus démunis ne peuvent plus partir,
emmurés dans le silence, terrés sous la peur.
Les handicapés forment son capital le plus vénérable.
Il parvient à se faire la réputation d'un homme charitable,
les entassant dans quelques demeures insalubres.
La démesure, les hubris des hauts gradés s'y installent,
avec leurs troubles paraphiliques.

Le théâtre est son obsession, dans l'un de ses châteaux,
il impose des décors, habille tout le monde,
masque et défait les amours, dévie les sexualités,
et suscite l'admiration de ses éclaboussures.
Magnificences et somptueuses décadences, il invite et régale,
fait coucher et découche, selon ses envies, selon son propre plaisir.
La destruction et l'obstruction se répètent d'années en années.
Il recompose ailleurs pour raser toute vitalité, d'une terre à l'autre.
Il ne connait que le conflit, l'autre c'est l'adversaire,
lui, il est Le Maréchal, le plus riche, le plus puissant,
le plus attrayant, le plus admirable, le plus merveilleux.
Sous sa superbe et son assurance orgueilleuse et hautaine,
il est le plus affreux, le plus féroce, l'épouvantable, l'ignoble.
Monstrueux et répugnant, pour ceux qui subissaient ses viles actions,
si honteuses, qu'ils ne pouvaient les révéler.

Tyran, il n'hésite pas à tuer qui s'oppose à lui,
qui respire un peu trop, qui expose ses facultés.
Les intermédiaires officient aux basses tâches.
Il scrute dans les coulisses, envoie ses employés au massacre.
Il commissionne des clercs pour enquêter, leurs fait écrire des listes de noms.
Les prêtes-plume s'exécutent et remplissent des liasses,
et des liasses, de parchemins.
Il prend l'argent des autres puis les accuse de voler.

Le travail est si fastidieux, qu'il tue à la tâche, chacun de ses nègres.
Leurs troubles du comportement provoquent des actes inadaptés.
Des cases pour les impécunieux, d'autres pour les les nécessiteux, 
puis pour les nantis, les malades, les créateurs et les exaltés,
les rebelles et les réputés.
Ses aliénés mentaux exécutent son jeu cruel, inventer des fautes ridicules,
chaque jour les écrire et les envoyer, au galop.
Le Maréchal ferre les chevaux.

Des mouroirs surveillés par des milices à son service,
s'élèvent pour ficher ses jalousies, et éteindre toute vie.
Ses châteaux hantés gardent les derniers souffles de tous les affamés.

Son frère l'accuse de dilapider son patrimoine,
de distribuer ses terres au plus offrant,
afin de pallier ses fastueuses dépenses.
Il l'assigne en justice et les châtelains aussi.

Le Maréchal emprisonne les épouses des châtelains.
Ses serviteurs planifient des chantages.
Ils menacent de les coudre dans un sac, avant de les jeter
dans la rivière, si les couples ne renoncent pas.

Les conditions de détention sont macabres,
la privation de soins et de nourriture, les humiliations et les viols,
s'éternisent, sans inquiéter personne.
Les suicides sont évoqués, afin de ne pas ternir la réputation du Maréchal.
Aux dîners mondains, de fausses rumeurs excusent l’indicible,
l'hystérie des femmes, la dysenterie, la lèpre, la peste.

Les innocents s'entassent parmi les criminels, et négocient leur peine,
en espérant ralentir le temps.
Ils deviennent esclaves des truands.

Poursuivi par différents parlements, Le Maréchal opère des transactions,
avec ses adversaires survivants.
Il recherche des subalternes bien éduqués, afin de régler toutes ses dettes.
Il empoche l'argent de la justice et libèrent les châtelains rescapés,
ses nouveaux commis d'office.

Une châtelaine dont le mari est mort emprisonné, se trouve contrainte
d'épouser son frère, afin qu'il renonce à le poursuivre en justice.

Sa mauvaise gestion de ses ressources l'incline peu à peu,
à céder ses parts à son frère et solder ses hommes d'arme.
Son opulent train de vie ne cesse d'entretenir sa réputation
du plus riche Seigneur, son omnipotence et son impudence.

Il excitait la concupiscence des dépravés, des notables, des militaires et religieux.
Sa délectation dans le mal assombrissait peu à peu sa complexion.
Ignorant et sans aucun discernement, il contractait des maladies sexuelles.
Contagieux et contaminé, parfois foudroyé par la fièvre,
inexorable, sa persévérance creusait des entailles plus profondes,
vers une déchéance dont il n'avait cure.

Crédule, il s'entoure de charlatans des sciences occultes,
des alchimistes imposteurs et des magiciens en herbe, qui le flattent.
Il se fait enjôler, son héritage est extorqué en un rien de temps.
Enragé, il se fait diable la barbe bleue, d'un noir absolu,
et se montre lugubre pour attirer l'empathie.

Le Maréchal envoie des hommes enlever des enfants.
Il a des besoins, ses obligés doivent les assouvir,
violer et torturer, égorger ou dépecer.
Tous ses agents doivent assister aux séances.
La terreur est la loi.

Il prend du plaisir à voir les têtes et les membres se séparer,
les sachant morts, ils les embrasse.
Collectionneur, il enferme tout dans ses cabinets secrets.

Le Maréchal se délecte de voir les organes sortir des corps,
tout ce qui est intérieur doit être vu, voir plus encore et toujours plus,
tout voir, être vu voyant tout.
Avoir et posséder, les biens et les hommes, les femmes et les enfants.

Le Maréchal faisait extirper les fœtus des ventres des mères.
Enceinte, sa femme était parvenue à sauvegarder son enfant.
Ainsi, réalisa-t-elle que la fuite serait sa seule survie.
Avec son fils, dans l'anonymat, ils se sont drapés, déserteurs de la folie.

Elle s'enfuie dans un autre pays, change de langue et de nom.
Ils vivront cachés toute leur vie.
De leur bouche, rien ne sera jamais révélé.
De leurs vies passées, ils ne seront jamais guéris.

Personne ne peut prononcer son nom.
Tout le monde doit écrire et le dire à sa place, et le glorifier.
Biographes, romanciers, colporteurs, bouche à oreille,
à pied à cheval, discours, lettres et rouleaux.

Livraison éparpillée des messages avec de l'argent, jusqu'à l'étranger.
Monastères, universités, villes, principautés, royaumes et papauté.
Ses réseaux d’intérêt et alliances passagères nourrissent les hommes d’affaires.
En confortant son estime, Le Maréchal développe sa sujétion et impose ses ordres.

Ses relais administratifs, officiers, sénéchaux et lieutenants,
puis les représentants des villes, font crier ces ordres par les crieurs publics.
Trompettes et cloches, la foule ameutée entend ses textes en langue vulgaire.
Scandés de formules incantatoires, ils fondent l’ordre d’obéir
et l'affichage aux portes des villes et des églises.

Il sanctuarise sa famille, ses ascendants,
et déshérite ses descendants.

Il ne connaissait rien, il voulait tout imiter.
Il s'inspirait des gravures et des coutumes de princes païens.
Mauvais acteur, il mimait la détresse, se faisait victime à la place des morts,
après les avoir mis sous terre.

Les disparitions par centaine alertèrent.
Ses cabinets secrets furent découverts par de curieux avant-gardes,
précurseurs et femmes rusées, ayant eu vent des méfaits divers,
à travers les trous des serrures, ces indiscrets entraperçurent des charniers.

Sachant la fin proche du Maréchal, ses complices passèrent aux aveux,
afin d'être épargnés, et poursuivre son exemple.

Condamné au bûcher, au statut de violeur et tueur d'enfants,
couvert d'ignominies, dégradé et déchu de tout,
il fut étranglé avant le feu, par ses scélérats comparses,
avides d'une plus haute fonction.

Féroce seigneur il y a quelques siècles, riche, laid, terrifiant, entouré de vénaux,
Le Maréchal a bien existé, ce n'est pas un conte de fée.

Aujourd'hui encore, tout ce qui fait la misère,
provient certainement d'un serviteur endiablé, des plus hautes distinctions.

N'arrosez pas la graine.

Il remontait de la cave sans aucune cruche ni bombonne, ni amphore.
Il regardait sa femme et ses enfants, ce jour là il était heureux.
Tel un valeureux commun des mortels, la douceur dure,
il savait l'enfer sous terre, et l'insouciance des nuages, légers,
au bout du monde.

Tous les anciens combattants ne veulent pas que la guerre revienne.

Il dépassait ses peurs et défiait le vent, tel un cerf-volant.
L'artiste paisible, au cerveau trop rapide, s'envolait lentement,
dans ses rêves, rejoindre les cotons blancs.


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