Alice à la neige

Peinture murale (1970) dessinée sur toile (H. 300, L. 470)

© Roland Topor

En ce moment une exposition "Surréalice" se déroule au Musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg, où l'on peut voir une œuvre de Roland Topor, Alice à la neige.

C'est une peinture murale sur toile peinte en 1970 pour le cinéma de la station d'hiver de Flaine, en Haute-Savoie, qui revisite le récit de Carroll en chaussant ses personnages de skis, dans des positions maladroites.
Tandis qu'Alice ne voit rien de la scène, avec son bandeau sur les yeux, une grosse reine couronnée, chaussée, d'une paire de skis, la tête en l'air, ne mesure pas, non plus, les autres individus et animaux chaussés d'une paire de skis, et donc glisse à la catastrophe, toute occupée à regarder un personnage dans le ciel, qui n'est plus sur terre. Ce personnage monté au ciel, regarde la scène en planant, ou semble avoir aussi chuté auparavant, ou bien, s'est-il extrait de la scène, pour ne point en pâtir et regarder, de haut, les péripéties des autres. Peut-être que ce personnage se moque de la reine un peu godiche, il y a d'ailleurs un petit lutin zélé derrière elle qui s’enfuie en vitesse, ou bien tente-t-il, ce skieur planeur, ou cette skieuse qui vole, de guider la reine, pion de l'échiquier, le plus important, celui qui a le plus de valeur. On ne peut guère rebondir, lors d'une partie d'échecs, si l'on perd sa reine au début de la partie. Ainsi, lorsque la reine disparait, on peut penser que la partie est terminée, ou bien va se terminer très rapidement. Il y a un cheval noir au milieu de la peinture, de la scène, juste à côté d'Alice, il semble à lui seul, lui chuchoter ce qu'il se passe. Le cheval noir, pièce de l'échiquier, est le cavalier, une pièce mineure car sa force se réduit au fur et à mesure des échanges de pièces. Le cavalier est souvent la première pièce à entrer en jeu, mais aussi l'une une des premières à disparaître. Un homme au chapeau haut de forme de costume noir agite un serpent avec des ailes, un petit homme de loi. On voit aussi un vautour avec un chapeau haut de forme, un autre homme de loi, pas des plus sympathiques, il rode, mais il est chaussé de skis, donc il peut aussi tomber facilement, selon les collisions. En tous cas, l'animal du vautour est un rapace diurne nécrophage, c'est-à-dire qu'il se nourrit de cadavres d'animaux. On le nomme aussi l'équarrisseur naturel, car en mangeant les cadavres, les animaux morts, il évite la propagation de maladies. L'air de rien, et même s'ils sont signes de la mort qui rode, dans tous les films de Western, les vautours qui planent laissent à penser qu'il y a eu un crime quelque part, ou un décès, les oiseaux vautours font partie d'un écosystème très intéressant. J'imagine qu'Alice, dans cette peinture murale, ne voit rien du spectacle mortuaire, et elle n'est pas chaussée de skis, elle ne risque pas de chuter, ni d'être mangée par les vautours qui rodent, par contre, celles et ceux qui glissent avec des skis... C'est un peu le rêve ou le cauchemars d'Alice. Le canard chapeauté, est le plus grand personnage et il arrive par le côté, prêt à tout dégommer en direction de la reine statique, il suit un autre personnage avec son grand chapeau, au costume noir, assez fier de lui, qui lui aussi arrive tout schuss face à la reine, tandis qu'un Pinocchio, un menteur au long nez, chaussé de skis est déjà tombé par terre, devant la reine, qui semble ne plus pouvoir bouger.
Alice, le personnage de Lewis Carrol, (le romancier anglais, essayiste, photographe amateur et professeur de mathématiques, 1832-1898) dont il a écrit le célèbre roman Les Aventures d'Alice au pays des merveilles (1865) et sa suite, De l'autre côté du miroir (1871) est un personnage initiatique, il conduit des voyage, dont le lecteur, la lectrice, sort grandi. Les métamorphoses sont au cœur des histoires, surréalistes, et les échappatoires, la fuite à ces évolutions, sont le tribu des personnages qui gravitent autours d'Alice, ils passent leurs temps à tenter de s'échapper des transformations en cours et des sortilèges, de toutes les surprenantes situations complètement sorties de toute logique.
Alice de Jan Svankmajer, génie méconnu tchèque, virtuose de l’animation tchèque qui, à la fin des années 80, en a tiré un pur chef-d’œuvre, de visions fantastiques et tiroirs magiques, que j'ai adoré, est présent dans l'exposition... Mais c'est une autre histoire, très singulière et unique en son genre.

L’exposition « Lewis Carroll et les surréalistes » présente plus d’une centaine d’œuvres, peintures, photographies, dessins, estampes mais aussi collages ou éditions couvrant la période allant de 1919 jusqu’à la fin des années 1960.

L’exposition aborde la question des changements d’échelle, des liens texte-image, de la notion de passage, de transgression et d’autorité, de la connivence des mondes animal et humain mais aussi du jeu, de cartes ou d’échecs. Enfin, elle interroge les figures d’Alice telle que les artistes femmes ont pu l’appréhender. Leur regard permet d’élargir les points de vue, à la fois sur la figure carrollienne mais également sur les représentations de la femme au sein de l’univers surréaliste. La scénographie originale et surprenante inclut des spécimens du Musée Zoologique de Strasbourg pour incarner le bestiaire de Lewis Carroll et des surréalistes. Le préambule de l’exposition, tout aussi étonnant, a été confié à l’artiste Monster Chetwynd.

Deux accrochages accompagnent l’exposition. Un contrepoint ludique, expérimental et interactif est proposé avec « ExpériMAMCS #3 : dans les rêves d’Alice », un espace immersif illustré par Amandine Laprun. D’Absurde à Zibou, le dictionnaire surréaliste des collections du musée propose quant à lui de montrer les œuvres en regard de définitions inattendues.

Commissariat : Barbara Forest, conservatrice en chef du Patrimoine au MAMCS et Fabrice Flahutez, professeur à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne et spécialiste du surréalisme


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Pour revenir à Roland Topor (le dessinateur parisien, 1938-1997, peintre, illustrateur, écrivain, poète, dramaturge, metteur en scène, chansonnier, acteur et cinéaste français...) voici ce qu'il écrivait de lui, dans un article du journal Le Monde (du 5 juillet 1982) intitulé :

"Si j'étais... moi" :


Mais enfin, ils s'imaginent quoi, les gens ? Sous prétexte que je dessine des choses horribles et que j'écris des histoires affreuses, ils se figurent que je suis un sale type, un obsédé sexuel, un sadique, un psychopathe, une brute, un malpoli ! Je proteste énergiquement. Je n'ai jamais déterré une jolie morte pour la violenter, ni cloué un bébé à ma porte, ni fourré des tripes fumantes sans mon pantalon. Peut-être de tels personnages ont-ils surgi au détour d'un dessin ou d'une nouvelle, c'est possible. J'ai oublié. Mais je tiens à rappeler que toute ressemblance entre eux et moi n'est que pure coïncidence. Je suis un malheureux mortel fait de chair, d'os et de sang, alors que mes créatures sont imaginaires, et qu'elles ont la chance d'avoir une chair en papier, de l'encre au lieu de sang, et que l'os, c'est celui qui me reste à ronger avec ce que l'on me paie. Toute proportion gardée, Cézanne n'avait pas une tête de pomme, Rubens n'a jamais eu de problème de cellulite, Mondrian ne se peignait pas le visage au carré, et Picasso avait les yeux en face des trous. Loin de moi la tentation de me comparer à ces trop illustres confrères, mais la coupe est pleine, faut qu'elle déborde.
Une femme me quitte ? On me dit avec un clin d'oeil complice : "Tout de même, ça ne doit pas être facile de vivre avec toi. Avoue que tu la battais ?"
Je rencontre des amis ? Ils s'écrient : "Tiens, on a vu un rat crevé dans le caniveau, hier, il avait la tête tout écrabouillée : on a pensé à toi !" Charmant. Au retour des vacances ? "Dommage que tu ne sois pas venu à la mer avec nous, il y a eu plein de noyés, tu te serais amusé !"
J'ai droit à la récolte de tous les évènements sordides, de toutes les anecdotes nauséeuses, de tous les faits divers macabres, et cela avec un bon sourire d'humaniste essayant de comprendre "la bête".
Aux vernissages, il n'est pas rare que je sois abordé par des inconnus : "C'est drôle, vous ressemblez à vos dessins !" Et si, malgré mes dénégations, la conversation se poursuit, elle prend cette tournure : "Je parie que vous aimez faire l'amour avec des animaux ? Non ? Vous préférez les plaisirs plus raffinés ? Solitaires ? Sadique ou masochiste ? Vous aimez vous faire coincer les parties génitales dans une porte, non ? Alors c'est les putes ? Je parie que vous êtes toujours fourré rue Saint-Denis ? Ça doit vous revenir cher avec ce que vous leur demandez ? La merde ? Vous mangez de la merde, non ? Tiens, bizarre ! Vous avez un curieux rire. On a un ami qui rit comme vous, il faut qu'on vous le présente, vous irez très bien ensemble. Il est fou des petites filles. Oui, six, sept ans, pas plus..."
Impossible de les arrêter, ils sont intarissables. Ils ont tellement de vilaines choses en tête qu'ils ont besoin de se soulager, c'est naturel, mais ils me donnent la chair de poule. Et puis, ce qui les fait enrager, c'est que moi, avec leurs idées malsaines, soigneusement refoulées, je gagne ma vie. Ils en deviennent chèvres ! (...)
Ah, je serais chouette si j'étais moi ! Si j'étais comme les gens m'imaginent ! Un être ignoble, à peine humain, la bave aux lèvres, la morve au nez, le sexe à l'air, le rasoir à la main, barbouillé d'excréments, grouillant la vermine, la panse tendue sur d'immondes aliments, l'haleine putride capable de pulvériser tous les alcootests, la tête à la place du cul, et la cœur baignant dans la vessie. Je dois confesser qu'il m'arrive d'éprouver des regrets à me voir banal comme je suis : j'ai l'impression d'être un imposteur, un humoriste indigne de sa réputation. Si j'étais le moi que les autres imaginent, si je ressemblais à leurs fantasmes, je serais plus proche du public, j'en ferais partie. Il est tellement merveilleux, le public ! Non ?