En 1901, Claude Debussy n'est pas encore au faîte de sa gloire mais a déjà composé de nombreuses mélodies (Cinq poèmes de Charles Baudelaire, Chansons de Bilitis…), les Arabesques pour piano ainsi que plusieurs œuvres pour orchestre comme ses Nocturnes et le Prélude à l’après-midi d’un faune. Il termine également la composition de son opéra Pelléas et Mélisande, créé l'année suivante sur la scène de l'Opéra Comique. Publicité En parallèle de ses compositions, il démarre une activité de critique musical, et rédige pour des revues qui circulent dans les milieux intellectuels et les salons mondains.  Claude Debussy invente le personnage de Monsieur Croche dans le cadre de son activité de critique, qu’il débute en avril 1901. A cette époque, il est sollicité par les fondateurs de La Revue blanche, qui paraît depuis 1891, pour donner son point de vue sur l’actualité musicale parisienne. Séduit par le ton libre et hétérogène de la revue, Debussy accepte l’offre. C’est ainsi que, tous les 15 jours, il livre une chronique musicale au ton pour le moins inhabituel. Dès son premier papier, le musicien avertit les lecteurs : « On trouvera donc à cette place des impressions sincères et loyalement ressenties, beaucoup plus que de la critique ». Loin de l’objectivité revendiquée par les critiques habituelles, Debussy assume un ton totalement subjectif. L’auteur met également en garde ceux qui attendraient de lui une revue exhaustive des événements musicaux : « Je parlerai fort peu des œuvres consacrées, soit par le succès, soit par la tradition ». Il écrit uniquement sur ce qu’il l’intéresse. Son but n’est pas d’informer ses lecteurs mais plutôt de propager ses idées sur des sujets aussi divers que la symphonie, l’opéra, la musique de Wagner, le Prix de Rome ou encore la musique de plein air. Plus que pour ses analyses d’œuvres, les critiques de Debussy sont précieuses pour connaître ses conceptions musicales, sa pensée.

Portrait de Monsieur Croche :
Prénom : inconnu
Nom : Croche
Âge : inconnu
Adresse : vraisemblablement quelque part dans Paris
Profession : antidilettante.



« Antidilettante », en voilà un drôle de métier ! En quoi consiste-t-il ? Difficile à dire… Si le dilettante désigne celui « qui s'adonne à une occupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir » (Larousse), l’antidilettante doit donc désigner le non-amateur de musique. Pourtant, Monsieur Croche aime la musique, c’est même son principal sujet de conversation. Mais pour lui, ce n’est donc pas un divertissement fantaisiste, mais une affaire sérieuse.
(extrait de l'émission de Radio France)

I

MONSIEUR CROCHE
ANTIDILETTANTE.

La soirée était charmante et je m’étais décidé à ne rien faire… (pour être poli, mettons que je rêvais). En réalité, ce n’étaient pas de ces minutes admirables dont on parle plus tard avec attendrissement et avec la prétention qu’elles avaient préparé l’Avenir. Non… c’étaient des minutes vraiment sans prétention, elles étaient simplement de « bonne volonté ».

Je rêvais… Se formuler… ? Finir des œuvres… ? Autant de points d’interrogation posés par une enfantine vanité, besoin de se débarrasser à tout prix d’une idée avec laquelle on a trop vécu ; tout cela cachant assez mal la sotte manie de se montrer supérieur aux autres. Être supérieur aux autres n’a jamais représenté un grand effort si l’on n’y joint pas le beau désir d’être supérieur à soi-même… Seulement c’est une alchimie plus particulière et à laquelle il faut offrir sa chère petite personnalité en holocauste… C’est dur à soutenir, et absolument improductif. Par ailleurs, solliciter l’assentiment unanime représente un temps considérable perdu en de constantes manifestations ou d’inlassables propagandes ; on peut y gagner le droit de faire partie d’un paquet de grands hommes dont on échange les noms pour ranimer de languissantes conversations d’art… Je ne voudrais pas insister, afin de ne décourager personne.

La soirée continuait à être charmante ; mais, on a pu s’en apercevoir, je ne m’aimais pas… je me perdais de vue et me voyais dans les idées générales les plus fâcheuses.

C’est à ce moment précis que l’on sonna à ma porte et que je fis la connaissance de M. Croche. Son entrée chez moi se compose d’incidents naturels ou absurdes dont le détail alourdirait inutilement l’intérêt de ce récit.

M. Croche avait une tête sèche et brève, des gestes visiblement entraînés à soutenir des discussions métaphysiques ; on peut situer sa physionomie en se rappelant les types du jockey Tom Lane et de M. Thiers. Il parlait très bas, ne riait jamais, parfois il soulignait sa conversation par un muet sourire qui commençait par le nez et ridait toute sa figure comme une eau calme dans laquelle on jette un caillou. C’était long et insupportable.

Tout de suite, il sollicita ma curiosité par une vision particulière de la musique. Il parlait d’une partition d’orchestre comme d’un tableau, sans presque jamais employer de mots techniques, mais des mots inhabituels, d’une élégance mate et un peu usée qui semblait avoir le son des vieilles médailles. Je me souviens du parallèle qu’il fit entre l’orchestre de Beethoven représenté pour lui par une formule blanc et noir, donnant par conséquent la gamme exquise des gris, et celui de Wagner : une espèce de mastic multicolore étendu presque uniformément et dans laquelle il me disait ne plus pouvoir distinguer le son d’un violon de celui d’un trombone.

Comme son insupportable sourire se manifestait particulièrement aux moments où il parlait de musique, je m’avisai tout à coup de lui demander sa profession. Il me répondit d’une voix qui tuait toute tentative de critique : « Antidilettante… » et continua sur un ton monotone et exaspéré : « Avez-vous remarqué l’hostilité d’un public de salle de concert ? Avez-vous contemplé ces faces grises d’ennui, d’indifférence, ou même de stupidité ? Jamais elles ne font partie des purs drames qui se jouent à travers le conflit symphonique où s’entrevoit la possibilité d’atteindre au faîte de l’édifice sonore et d’y respirer une atmosphère de beauté complète ? Ces gens, monsieur, ont toujours l’air d’être des invités plus ou moins bien élevés : ils subissent patiemment l’ennui de leur emploi, et s’ils ne s’en vont pas, c’est qu’il faut qu’on les voie à la sortie ; sans cela, pourquoi seraient-ils venus ? — Avouez qu’il y a de quoi avoir à jamais l’horreur de la musique »… Comme j’arguais d’avoir assisté et même participé à des enthousiasmes très recommandables, il répondit : « Vous êtes plein d’erreurs, et si vous manifestiez tant d’enthousiasme, c’était avec la secrète pensée qu’un jour on vous rendrait le même honneur ! Sachez donc bien qu’une véridique impression de beauté ne pourrait avoir d’autres effets que le silence… ? Enfin, voyons ! quand vous assistez à cette féerie quotidienne qu’est la mort du soleil, avez-vous jamais eu la pensée d’applaudir ? Vous m’avouerez que c’est pourtant d’un développement un peu plus imprévu que toutes vos petites histoires sonores ? Il y a plus… vous vous sentez trop chétif et vous ne pouvez pas y incorporer votre âme. Mais, devant une soi-disant œuvre d’art, vous vous rattrapez, vous avez un jargon classique qui vous permet d’en parler d’abondance. » Je n’osai pas lui dire que j’étais assez près d’être de son avis, rien ne desséchant la conversation comme une affirmation ; j’aimai mieux lui demander s’il faisait de la musique. Il releva brusquement la tête en disant : « Monsieur, je n’aime pas les spécialistes. Pour moi, se spécialiser, c’est rétrécir d’autant son univers et l’on ressemble à ces vieux chevaux qui faisaient tourner anciennement la manivelle des chevaux de bois et qui mouraient aux sons bien connus de la Marche Lorraine ! Pourtant, je connais toute la musique et n’en ai retenu que le spécial orgueil d’être assuré contre toute espèce de surprise… Deux mesures me livrent la clef d’une symphonie ou de toute autre anecdote musicale.

» Voyez-vous ! Si l’on peut constater chez quelques grands hommes une « obstinée rigueur » à se renouveler, il n’en va pas ainsi chez beaucoup d’autres, qui recommenceront obstinément ce qu’ils avaient réussi une fois ; et leur habileté m’est indifférente. On les a traités de maîtres ! Prenez garde que cela ne soit qu’une façon polie de s’en débarrasser ou d’excuser de trop pareilles manœuvres. — En somme, j’essaie d’oublier la musique, parce qu’elle me gêne pour entendre celle que je ne connais pas ou connaîtrai « demain »… Pourquoi s’attacher à ce que l’on connaît trop bien ? »




La fille aux cheveux de lin en distanciel (Photographies © Sonia Marques)