Photographies © Sonia Marques

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Ce souvenir d'enfance était resté très intense, comme lorsque l'on regarde une peinture de très près, jusqu'à se noyer dans les couleurs. Enfant ou adolescente, je regardais la parure de ma mère, son bracelet, comme une montre, mais magique changeante, sa bague aux couleurs vives, son collier, comme des petits couchers de soleil, ou bien, comme s'il y avait une danseuse, de flamenco, en tous cas, c'était le feu, la danse, une émulsion ou une alchimie colorée prise dans le vif, vernissée. C'était très innovant ou rare, de bénéficier de cet art là, ma mère me disait que c'était des émaux, si jeune, je savais alors que c'était des émaux, ce qu'était l'émail, à quoi cela ressemblait. Comme c'était une création, j'avais aussi accès à la créativité, l'art de l'émaillerie. Tout comme je savais déjà ce qu'était la céramique, depuis ces voyages au Portugal et les explications de mes parents, l'azulejeria. Ce qu'ils ne savaient pas, et moi, non plus, c'est que je me retrouvais vivre à Limoges... 40 années plus tard... où se trouvent aussi céramique et émaux, d'une autre façon. Ma culture avait parcouru déjà des pays différents, et elle m'a aidé à aimer enseigner et transmettre et innover. Je me souviens donc, que cette parure fut une inspiration, lorsque j'habitais en Seine-Saint-Denis et que je réalisais mes premières études vers mes 15 ans, à Paris, le saut à l'élastique, dans le 18e, au lycée d'arts graphiques Auguste Renoir, puis en passant 4 années à l'école Dupérré dans le 3e à Paris jusqu'au diplôme "Modes et environnement" (un DSAA) avec de superbes professeurs, designers, stylistes, philosophes, artistes, et leurs félicitations. J'avais réalisé des créations, dès les années 90, complètements innovantes, entre textiles, plâtre, mode, arts du spectacles, sportives, qui, aujourd'hui seraient toujours étonnantes. Ces petits bijoux d'émaux, lorsqu'un professeur nous demanda de réaliser la pochette du vinyle et CD du Boléro de Ravel, constituaient une source d'inspiration. Le savait-il ? Non. Ni mes parents, ni personne ne l'a jamais su. J'apprends que cette parure fut le cadeau de mon père à ma mère : voici que nous sommes vernis ! Est-ce cela la transmission ? La culture ? Oui c'est un exemple.  Le bel ouvrage, il fallait le reconnaître, avoir le goût, le désir de l'offrir, de le voir porté. Ainsi, je m'aperçois que cette parure est bien inaltérable. Mon conjoint me dit : elle est bien plus contemporaine que ce que nous avons vu, ici, une parure pour gladiateurs érudits.

Tout peut devenir une inspiration, un petit cailloux, le toucher du satin, d'un animal, d'une peau, les épines d'une châtaigne... Son goût mêlé au lait, des desserts économiques, que garde-t-on de nos souvenirs, nos madeleines de Proust... Comme cette confiture de fraise déposée sur une cuillère dans le film d'anticipation "Soleil vert" ("Soylent green" de Richard Fleischer, 1973) à ceux qui en sont privé, ce souvenir... humain... En période de disette ou de restriction, l'imaginaire et les souvenirs sont nos plus beaux atouts, à nous de les raviver chez nos anciens, raviver la flamme de l'histoire, tirer les fils : L'anamnèse, une simple amélioration de l’efficience de notre potentiel humain. C'est ainsi qu'arrive le récit, l'individuation, permettre à l'autre de se souvenir de qui il est, qui elle est, à l'aune de son présent, mesurer le parcours. C'est bien mieux qu'un curriculum vitae, ces espèces de papier normalisés, si mal vus par les cabinets de ressources humaines, retoqués à l'infini, inutiles et illisibles... c'est ainsi que plus personne ne trouve d'emploi et personne ne trouve de candidat...

Depuis les arts graphiques, la photographie et ses tirages papier, ses apparitions de mon petit labo que j'avais acheté, réaliser des films, des vidéos, les projeter, en scénariser des projections, ouvertes à tous, réaliser des documentaires pour d'autres, pour ma chorégraphe et la danse contemporaine, travailler, la cire, la sérigraphie sur tissus, la gravure, la céramique, exposer une mosaïque carrelée, émaillée... Ouvrir une maison d'édition, réaliser des livres et pour tous, confectionner des livrets, depuis la maternelle (et oui !) et tout ce qui devenait le numérique dans tous les domaines : j'ai toujours été passionnée par les techniques, et mon parcours artistique en témoigne dans chacune de ses réalisations très atypiques. J'ai aussi transféré les techniques les unes aux autres provoquant des décloisonnements, dans mon enseignement toujours, ce qui n'a jamais été bien vu des plus conservateurs et conservatrices, mais n'est-ce pas toujours le cas des inventeurs et inventrices ? Jusqu'à la censure, ou même l'ostracisation, mon enseignement étant hors-norme et surtout "traversant", avec une déconcertante facilité. Je suis capable d'adaptation rapide et en plus de formaliser aussi rapidement comment enseigner ce que j'apprends. Cette rapidité n'est pas l'apanage des fonctionnaires ni des institutions, ainsi, il faut parfois attendre et patienter des années, avant de voir et apprécier que tout arrive pour tous et que les accès soient "accessibles" pour tous. La technique c'est tout un art et de l'apprendre aux autres aussi. Souvent, j'ai rencontré d'autres professeurs agacés de ne pas savoir, de ne pas avoir été formés, voir des directions d'école affreusement jaloux-ses, préférant punir celles et ceux qui aiment enseigner, que de favoriser ces arts et savoirs faire, leur donner toute la place, ou un atelier. Repérée très tôt par des artistes et designers, je travaillais pour eux et elles, sans ménager mes efforts et sans moyens mais avec des idées déjà. Ce sont des professeurs, designers et artistes qui m'ont bien accompagnés lors de mes études, je leurs suis reconnaissante, je pense à chacun d'eux, chacune d'elle, souvent. Dans notre pays, les difficultés à évoluer et reconnaître les talents sont manifestes, il est bien plus question de difficultés à reconnaître les compétences, à recruter, les talents ne manquent pas, mais il manque vraiment des sachants, des artistes d'expériences qui savent recruter et qui ont un regard, une aisance, une culture, des passions, mais surtout une ouverture d'esprit. Ce qu'il manque, dans ce pays, ce sont des personnes ayant tant à partager, tout sauf leurs frustrations, et sans aucune jalousie, des personnes qui ne font ni procès, ni racisme, ni prédations, ni complots. Ce n'est pas rare du tout, ce qui est rare c'est de savoir où sont ces personnes et surtout les protéger, les accompagner, leur donner la liberté de recruter de former des équipes. Je le vois partout, nos écoles manquent cruellement de ces regards, de ces artistes diplômés de bonnes écoles, partout, dans tous les territoires. Beaucoup ont été mis à l'écart, et c'est un gâchis que l'on constate. On préfère se fier à la communication, au journalisme, on relaye sans arrêt ce qui est déjà trouvé, médiatisé, ce qui fait le "buzzzz", ce qui est déjà acheté, vendu, répété, copié, c'est lassant, lassant. On préfère ainsi que les présidents soient des journalistes, des acteurs de télévision, que les recruteurs-teuses soient des journalistes, tout est journal, rapporteur, rapporteuse. Et moi et mon petit journal atypique, hors-norme... c'est pas du journalisme ça  (trop d'idées, personnelles ! Que fait-on du personnel dans une culture du semblable, du même ? Rien) Quand nous avions besoin de colporteurs, mais quand nous avons accès à l'information et que nous savons mieux que les journalistes trouver les informations, quand est-il de l'information, elle s'intoxifie et doit se vérifier, sans cesse.  L'élite est devenue semblable à la masse, et c'est un superbe dénivellement, un politicien sans histoire, ni culture, a le plus de chance d'être élu démocratiquement, par l’abstention elle-même : le non, le refus, des comportements inavouables dans les urnes, ne pas vouloir nommer, parviennent à élire ce que le peuple veut détester et haïr, pour avoir le pouvoir de manifester ensuite son mécontentement, voici ce qui prime : la colère toujours. La colère encore, la rancœur, la traitrise... Un jour peut-être, gouverner ou élire en sera autrement, pour l'instant, il y a un impensé, tel des Sisyphes qui attendent les élections suivantes et les manifestations, pour remonter leurs pierres, et la voir tomber, tout le pays est rythmé par la colère et la destruction, aux tristes  joies anarchiques et paillardes...Cela occupe une société qui ne pense plus... Suivre le groupe, scander le même slogan, c'est reposant, cela fait même du bien, cela rassure, cela rend même heureux. Pour celles et ceux qui pensent, c'est moins simple. On s'éloigne des diktats.

Lorsque j'avais fondé avec mes amis un collectif d'artistes en apprentissage au sortir de mes multiples formations, j'avais déjà remarqué ce retard à l'allumage, les étudiants les plus intéressants avec des créations très précieuses, à l'état même de projets, n'étaient pas compris ni vus des jury et des professeurs. Il faut dire que nous étions aux prémices des créations sur Internet,  ainsi ai-je choisi, de fédérer, former, apprendre, en groupe et favoriser d'autres personnes ayant l'envie et la curiosité de faire des recherches et créer dans des domaines inexplorés. Les engager dans leur voix. Enseigner a toujours été une recherche, de la technique, non séparée de l'expérience personnelle, du parcours, du chemin et de la capacité de retranscrire ou de théoriser ce véhicule de vie. Car pour moi, l'art c'est la vie, et c'est tous les jours, et mieux, en binôme, en compagnie, en partageant mes trouvailles, ou en écoutant celles des autres, mes proches, ma famille, la moindre trouvaille... un téléphone, une voiture, les déboires, les erreurs, les bricolages, les contrats, le juridique, l'artistique et le muséal... Le paysage, la langue, combien d'apprentissages, et tissages chaque jour ? Chaque réveil est une possibilité de se renouveler, de mettre à l'épreuve du temps ce que l'on croit comprendre... Vieillir c'est s'attacher aux riens, aux détails, le plus invisible à tous devient le plus important pour soi, les repères sont espacés, singuliers, les traits marqués, la volonté de faire économisée, la volonté d'en être, supprimée : vieillir c'est devenir, c'est être pour toujours.

La mémoire, cela commence par un souvenir : un bijou, une couleur, telle une galaxie, des planètes, ainsi va la création, et l'inspiration, si fugace aux sagacités renouvelées...

Un jour je portais une bague en acier, un miroir argenté avec une pointe en volume, discrète et réflective, c'est Calvin Klein qui la produisait, une belle illusion, d'où son nom, j'enseignais et parlait avec des gestes de la main. Une jeune femme, étudiante était fascinée par cette bague qui ornait les gestes professoraux. En plein milieu du cours, elle exprima à haute voix son admiration devant ce bijou, pourtant minuscule, dans une pièce, moi éloignée de tous, et, sans aucun rapport avec le cours, elle s'exclamait, heureuse d'avoir trouvé quelque chose qui l'intéressait par la dimension scientifique, certainement la matière et la forme circulaire. Son intervention n'était pas dans la norme du comportement des autres étudiants, pourtant son approche d'un élément du réel, de son observation, indiquait une connaissance atypique, intense, cela produisait du sens aussi, dans sa disruption. Par ailleurs, elle était peintre et avait déjà réalisé des peintures de galaxies, planètes, voix lactées, très colorées et subtiles, de grandes envergures, tandis que les autres étudiants n'avaient pas encore ni étudier la peinture, ni eu l'initiative d'en réaliser des desseins, ni d'études sur la couleur. Donc de telles réalisations provoquaient l'admiration ou l'indifférence des étudiants qui ignorent encore les capacités et connaissances acquises pour arriver à de telles factures et soins dans les mélanges colorimétriques. Elle était un peu à part, et ne parvenait pas à se sentir à l'aise en cours, l’oppression ressentie, était celle que nous pouvions tous ressentir, quand l'ignorance prend le pouvoir sur la connaissance. C'est une oppression magistrale, une mise en abîme de la dévalorisation de l'enseignement. Elle appréciait mes cours, car elle s'y sentait intégrée et il y avait une harmonie entre tous, un intérêt de l'écoute des uns envers les projets des autres. Les différences ne se chamaillaient pas, mais se posaient comme principe même d'une manière de faire des mondes et de les inventer. J'étais toujours attentive à ce que chacun, chacune, des étudiants puissent se sentir en disponibilité d'apprendre : c'est le plus dur, car il n'y a là aucune perfection, si les réussites des uns ne font pas les défaites des autres, c'est que les jours se succèdent et le mouvement change les perspectives, l'alternance entre faire des erreurs et comprendre, ou peaufiner ses talents et accumuler des croquis et recherches et pouvoir en cerner les mondes qui s'ouvrent au fur et à mesure, surprend toujours. Selon les écoles, la seconde étape c'est de rendre fluide son enseignement aussi auprès des autres professeurs, que soient intégrés ou respectés les enseignements de chacun : très difficile, dans certains cas, il est impossible de se faire respecter. Ces années là sont très difficiles, s'il n'y a pas de volonté de respecter le rythme de chacun, chacune, car il y a beaucoup de violence, de haine, de frustrations, de précarisations, de mauvaises évaluations, orientations, dans les écoles, s'ajoutent à cela, des mentalités concurrentielles, qui n'ont pas lieu d'être, favorisant la mauvaise compétition, les rivalités, plutôt que l'émulation, et nous arrivons vite au harcèlement scolaire (étudiants, ou professeurs, tout le monde devient une victime collatérale, beaucoup adoptent la lâcheté pour espérer rester parmi les rangs, sans rien dire, ou sinon en apportant du grain au moulin de l'image d'Épinal, trouver la tendance politique et s'y couler comme si de rien n'était, mettre son drapeau, son écharpe comme les autres, ne pas émettre d'idée trop personnelle, ni apporter une expérience individuelle, le risque est que tout se tourne vers une idéologie)

Les aspects sociologiques du contexte à analyser et les facultés cognitives individuelles sont pourtant des données en plus, être formés aujourd'hui sur ces nouveaux items avec une connaissance de la systémique sont très importants, peut-être bien plus que d'être dans un réseau social virtuel, car c'est une question de survie. Autant dire qu'il faut être formé à l'abandon, et ne pas s'offusquer de la violence, ni résister bêtement : c'est le pire.

Ne pas être indifférent et s'ouvrir à la différence. C'est une utopie, car nous sommes dans le sens opposé, il suffit d'entendre l'écart entre les politiques et la réalité du terrain, les usages, le nombre et l'économie nécessaire (très peu d'argent suffit, mais un peu plus d'intelligence du sensible et de bon sens... et pas de l'artificielle intelligence...nous en sommes à l'inverse, l'opposé, la demande est celle de toujours plus de moyens, sauf que ce n'est pas possible, ni pour quelques uns, ni pour tous... c'est un autre sujet à développer)

Dans les formations artistiques, se mêlent le narcissisme avec la prétention et la jalousie. La clairvoyance, la perspicacité, la lucidité activent la mise à distance de ces facteurs toxiques. Si l'égo est surdimensionné pour créer de l'image, et donc de l'illusion, il l'est aussi dans les aspects plus intellectuels, conceptuels, car c'est ici même que la naissance du médiocre est à son apogée, car le ridicule ne tue pas. C'est ici même que le médiocre à de meilleures chances d'être ovationné et médaillé. Car le ridicule ne tue pas et les êtres humains ont besoin de se divertir, de rire de tout, autant que nourrir un jardin intérieur, secret et inaccessible au commun des mortels... La liberté d'expression du médiocre a peu à peu remplacé les vœux de réflexion, d'introspection, d'imagination et donc de création, je pourrai ajouter de façon saugrenue, la douceur est remplacée, quoique la mièvrerie et la minauderie sont hautement tolérés, comme le cabotinage. Le silence est pourtant nécessaire, travailler et étudier en paix. Ce qui n'est quasiment plus possible, le bruit partout, la rumeur, la pression de montrer, de s'exposer sans cesse, dans des moments où il n'est pas nécessaire d'être surexposé, c'est le mot d'ordre (prouve que tu existes...) c'est aussi à développer.

Esprits-êtes vous là ?

Cette jeune étudiante fascinée par la bague illusion, comme je le fus de celle de ma mère, en émail rouge, jaune, blanc, noir...m'apprit dans la confidence qu'elle venait d'être diagnostiquée autiste asperger. Il semble que ce diagnostique était très longuement attendu, depuis des années. Malheureusement pour elle, en informant l'administration et la direction, elle fut tout simplement exclue de l'école d'art, et très brutalement Ce qui, aujourd'hui, est en contradiction totale avec ces domaines des formations artistiques. Excellente artiste déjà, et désireuse d'étudier encore, elle avait une tutrice, et aimée de ses camarades. La meilleure voix, la plus juste, serait d'étudier en paix, sans idéologie, et que les écoles soient accessibles à tous. Sans elle, le groupe n'était plus apprenant, son absence a dispersé les étudiants, aucun n'est resté dans l'école. C'était une chance pour tous. Mais finalement, en sortir n'était-ce pas le meilleur apprentissage de la vie ?

Ce qui est ingénieux peut se retrouver marginalisé. L'invention c'est vraiment une autre galaxie, en passant par la sérendipité...

Un souvenir, et tout bascule, la recherche peut commencer. Il y a donc une corrélation entre la mémoire, le passé et la projection future, c'est comme une fulgurance, un déclic puissant, ou une douce lumière, dans une profonde nuit et apercevoir une petite étoile...

Sensibles et sensibleries, paramétrer l'impossible, espérer être compris, ou simplement entendus, plutôt que vus. N'est-ce pas cette petite différence qui est en jeu ?

La relation humaine est interaction et souvent une déception. Sommes-nous capables aujourd'hui d'être déçus ? De ne pas avoir la certitude d'être bien compris ? Est-ce si important de tout comprendre ?

Les énigmes sont si belles.

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L'émail du coquillage, l'émail des dents du morse...