DÉMOCRITE ET LES ABDÉRITAINS

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire,
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !
Le maître d'Épicure en fit l'apprentissage.
Son pays le crut fou : Petits esprits ! mais quoi ?
               Aucun n'est prophète chez soi.
Ces gens étaient les fous, Démocrite, le sage.
L'erreur alla si loin qu'Abdère députa
               Vers Hippocrate, et l'invita
               Par lettres et par ambassade,
A venir rétablir la raison du malade.
Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,
Perd l'esprit : la lecture a gâté Démocrite.
Nous l'estimerions plus s'il était ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
               Peut-être même ils sont remplis
               De Démocrites infinis. 
Non content de ce songe, il y joint les atomes,
Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et, mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas,
Il connaît l'univers, et ne se connaît pas.
Un temps fut qu'il savait accorder les débats :
               Maintenant il parle à lui-même.
Venez, divin mortel ; sa folie est extrême. 
Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens ;
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
               Quelles rencontres dans la vie
Le sort cause ; Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu'on disait n'avoir raison ni sens
               Cherchait dans l'homme et dans la bête
Quel siège a la raison, soit le cœur, soit la tête.
Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,
                Les labyrinthes d'un cerveau
L'occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s'avancer,
                Attaché selon sa coutume.
Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser.
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
                Ils tombèrent sur la morale.
                Il n'est pas besoin que j'étale
                Tout ce que l'un et l'autre dit.
                Le récit précédent suffit
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
                En quel sens est donc véritable
                Ce que j'ai lu dans certain lieu,
                Que sa voix est la voix de Dieu ?

Fable, Jean de La Fontaine, Démocrite et les Abdéritains, Livre VIII, fable 26

1678


Gravure de J.-J. Grandville (1803-1847) pour "Démocrite et les Abdéritains"
La bêtise populaire. Le peuple souhaita faire passer le philosophe Démocrite pour fou, en conviant le médecin Hippocrate. Les Lettres d’Hippocrate sur la prétendue folie de Démocrite, sont traduites du grec en 1730. La Fontaine s'est appuyé sur ces lettres du philosophe grec Démocrite (Abdère vers 460 – vers 370 av. J.-C.) et du médecin Hippocrate (Île de Cos vers 460 – Larissa, Thessalie, vers 377 av. J.-C.). Dans une de ces lettres, les notables de la ville d’Abdère – cité réputée depuis toujours pour la stupidité de ses habitants – écrivent à l’auteur du « Serment » pour lui demander de venir soigner le vieux philosophe qu’ils tiennent pour fou. Démocrite fut le maître du philosophe grec Épicure (Samos ou Athènes 341 – Athènes 270 av. J.-C.) fondateur de la théorie de l’Épicurisme. Voilà ce qui arriva :  Démocrite ne cessait, en regardant les hommes, de rire, tout le faisait rire aux éclats. « Toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire » disait Juvénal à son sujet. Cette hilarité inquiéta ses concitoyens les Abdéritains qui firent alors venir Hippocrate pour soigner le philosophe devenu fou. A cet effet, le Sénat et le peuple d’Abdère envoyèrent des lettres à Hippocrate pour l’inviter à examiner et soigner Démocrite. Hippocrate trouva Démocrite dans le jardin de sa maison, occupé à écrire un traité sur la folie (c'est à propos). Au cours d’un entretien, il expliqua à Hippocrate : « Tu attribues deux causes à mon rire, les biens et les maux ; mais je ris d’un unique objet, l’homme plein de déraison, vide d’œuvres droites, puéril en tous ses projets, souffrant sans nul bénéfice des épreuves sans fin, poussé par ses désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux limites de la terre… ». Après cela, Hippocrate décréta que Démocrite était l’homme le plus sain d’esprit et le plus sensé qui soit comme le dit Hippocrate dans sa lettre racontant ses entretiens avec Démocrite. Si le vieux sage Démocrite ne s'interrompt que pour disséquer des animaux et tourner les hommes en dérision avec son rire étrange, féroce, incoercible, il en est qu'aujourd'hui encore, on dissèque les lettres en les déclarant comme fausses ou écrites par un imposteur, et la médecine elle-même tente d'y discerner ce qui faisait "manie" et narcissisme, quand l'individu s’exaltait, en quelques sortes... d'où la mélancolie. Il en est que cette fable de La Fontaine, s'abstient de toute psychologie, pour en écrire une morale sur la récusation d'un peuple, pétri de rumeurs, de fausses interprétations... ou n'ayant aucun sens de l'humour. Ce petit décalage face au réel qui surprend tout ignorant de la chose "philosophique" et défie toute théorie totalitaire... Mais, oui, il arrivait à ce moment, il y a très très longtemps, qu'étaient découvertes cet état d'esprit, critique, ou sarcastique, ou caustique, d'un individu, qui relativisait... et s'était réfugié dans une forêt pour mettre à distance les soucis qui agitaient les hommes de la cité, en choisissant de rire de tout. Cette forme de mélancolie délivrait Démocrite du malaise de la civilisation, au risque de se faire passer pour fou. La question philosophique reste ainsi intacte : peut-on rire de tout ?
Les représentants de la cité d’Abdère au sujet de la prétendue folie de Démocrite et la théorie des Hippocratiques sur les mouvements et les effets de la bile noire convergent sur la mélancolie associée à une forme de génie. Comment la société considère ce comportement et y répond. La tristesse, le mal de vivre et les angoisses sont mises en scène dans le théâtre et la poésie, ce trouble de l’âme constitue le fil du génie poétique antique.

"je ris d’un unique objet, l’homme plein de déraison, vide d’œuvres droites, puéril en tous ses projets, souffrant sans nul bénéfice des épreuves sans fin, poussé par ses désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux limites de la terre..."

Même si la fable est, de nos jours, difficile à lire, sans connaissances et contextualisations historiques, on peut saisir la dimension, toujours vivante, et j'apprécie les gravures de Grandville, il m'a fait découvrir cette fable et Démocrite... passionnant !

Aucun n'est prophète chez soi...
Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire ! Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire... Mettant de faux milieux entre la chose et lui, Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !