Capture du clip Madame rêve d'Alain Bashung, paroles d'Alain Grillet, 1991


Enfant j'avais attendu cette chanson, je l'adorais, j'attendais qu'elle passe à la radio, le soir, j'attendais. J'avais installé sur mon radio-cassette, une K7, de celles dont nous étions obligés, au collège, d'y enregistrer des leçons d'Allemand, ma première langue. Nous devions faire acheter à nos parents des K7 vierges, et les parents se refilaient les leçons coûteuses de langue allemande que l'enseignante nous demandait d'avoir et de savoir par cœur. Il faut croire, avec du recul, qu'elle n'était pas capable de nous apprendre sa langue, mais les classes étaient turbulentes et n'aimaient guère cette langue. Le collège avait disposé les meilleurs dans les classes dont les élèves avaient choisi la première langue allemande, en plus du latin et du grec. Mais, dans la mienne, s'était ajouté un élève non prévu un triplant sa classe, venu d'un autre collège, d'une autre ville. Il réussissait à mettre un bazars pas possible dans les cours en influençant d'autres garçons, plus jeunes et désireux de devenir des petits hommes, trop vite. Les cours jugés inutiles pour eux, étaient ceux des langues et les cours de dessins. Le cours de dessin était celui où j'appréciais réaliser quelque chose, mais dans l'impossibilité de le faire en classe, à cause des perturbations multiples et agressives, l'enseignante nous donnait les réalisations à développer chacun, chacune, chez nous. Ainsi, je rendais de très beaux dessins, je prenais le temps, j'installais mes couleurs, mes mélanges, sur ma table et je tentais de ne pas dépasser les limites, je m'appliquais. Je réussissais mieux, comme tous les autres élèves désireux d'apprendre, en travaillant chez moi, quoique, je réussissais mieux, car tout simplement, j'aimais dessiner, une façon de projeter, de conceptualiser des desseins. Et puis, j'étais accompagnée des musiques que j'apprenais à enregistrer. J'avais aussi vu les dessins de mon père à la gouache, l'épopée de son voyage, la mer, les bateaux, surtout avec de l'or, et je voyais ses plans d'architecture qu'il nous avait ramené de son travail, cela se dépliait et cela prenait toute la table, de traits fins bleus et noirs, de formes géométriques. Plus tard, il m'a légué équerres et compas, entre autres, de quoi construire sa vie, la dessiner. Nous étions 40 par classe. Cette enseignante de dessin nous a fait visiter des écoles supérieures d'art à Paris, les quatre écoles d'arts appliqués, la suite a changé ma vie. Elle m'a fait travailler le midi, des cours quasi particuliers, avec deux autres camarades pour passer un concours, celui du Lycée Auguste Renoir, pour le graphisme (maquettiste) ou la céramique... J'avais 15 ans.

Enfant j'avais attendu cette chanson, je l'adorais, j'attendais qu'elle passe à la radio, le soir, j'attendais. J'avais installé sur mon radio cassettes (K7) une cassette de celles dont nous étions obligés, au collège, d'y enregistrer des leçons d'Allemand, ma première langue.
Puis elle était arrivée, j'ai appuyé sur REC, et j'ai enregistré cette chanson en direct qui passait à la radio, Madame Rêve, chantée par Alain Bashung, j'enregistrais par-dessus la leçon d'Allemand, autant écrire que j’effaçais une leçon pour la remplacer à ma guise par un son qui m'émerveillait. J'avais donc une K7 en moins dans mes leçons, mais un champ d'aventures devant moi, qu'il me fallait cultiver, avec plus d'écoute. Je n'avais jamais vu le visage de cet homme, j'adorais la musique, les paroles, mais je n'en comprenais pas du tout le sens, enfin, je l'interprétais autrement, certainement l'imaginaire, le ciel, la capacité d'être ailleurs, de voler, d'être au-dessus de tout. Le sens orgasmique m'échappait, mais qui sait ce qui nous échappe, enfant, adolescent ? On sait, sans savoir. Par un montage sophistiqué, avec le micro rouge en mousse, j'avais enregistré cette chanson en répétition sur toute la K7, première face et deuxième face : recto-verso. Ainsi, le soir, j'écoutais ma chanson préférée sur toute la K7, cela durait plus longtemps. Je devais changer la K7 de face, arrivée au bout, ainsi, je rêvais d'avoir un radio-K7 qui change la face seule. Adieux donc la leçon d'Allemand... On fait avec les moyens du bord, je savais où était l'essentiel, mes notes ont baissé en Allemand, pas parce que j'avais détourné mes K7, qui étaient déjà un détournement ; une mère nous avait appris que c'était interdit de copier les leçons d'Allemand, il fallait les acheter, ce que d'autres mères, sans budget pour cela ne partageaient pas - mais parce que les élèves les plus violents avaient pris d’assaut ce cours et l'enseignante ne pouvait mener à bien son travail, elle n'avait plus aucune autorité, et passait son temps à hurler, je ne connu à cette période de l'Allemand que des mots très forts scandés, comme si elle nous tapait. Le résultat était bien pire, les élèves les plus redoutables, tous français d'ailleurs, ce n'était pas les enfants d'origine étrangère les plus turbulents, se mettaient à l'insulter et à imiter l'Allemand comme les nazis. Parfois, on se demandait de quelle histoire familiale étaient-ils, car cette enseignante toute petite, n'avait au fond, pas d'once de méchanceté. Elle souffrait de ne pas pouvoir partager ses origines, sa langue. mais comment pouvait-elle ? Ce n'était pas elle l'incident. Sans le savoir, elle a quand même interrogé cette langue, à quelques uns-unes, en devenant un mystère, une chose inaccessible, et perceptible qu'à la faculté de discerner le bien du mal. Plus tard, on comprend, plus tard, le discernement. Apprendre n'est jamais immédiat. Enseigner est un sacrifice car les enseignants ne peuvent même pas savoir ce que leur enseignement transforme, et comment il est perçu et finalement compris, des années plus tard. Les leçons donnent le goût, s'y référer, dans les moments plus ardus de la vie, c'est reprendre ce goût, avoir la pépie et continuer le chemin tracé, à sa manière, toujours créative. Elle est partie ailleurs, et heureusement pour elle, un autre collège sans doute. De détournements en détournements, Madame rêve était apparue, comme une évidence, sur la possibilité d'une île. S'isoler de tout, à travers les mots et les sons. J'utilisais déjà un média que j'inventais, pour écouter autrement et me faire mon petit journal, de façon créative, et quelque peu, radicale.
Quand j'écoute cette chanson, c'est un mélange de souvenirs liés au collège, au dessin... au sentiment de se sentir seule et pourtant emplie de désirs, et bénéficier du pouvoir de les imaginer, cette liberté là s’acquière dans des formes de liberté de penser, ce qui est très différent de croire à une liberté qui favorise la destruction de la liberté d'autrui, au profit de son seul égoïsme, sans tenir compte du mal que l'on peut faire à l'autre, en vivant ensemble, en société. La liberté de penser et d'imaginer est bien plus haute, que celle d'écraser les autres, en se croyant libre ainsi (n'est-ce pas là, une preuve de solitude, ne sont pas si solitaires, celles et ceux qui vivent seuls, infiniment à l’œuvre pour autrui) Puis, plus tard, j'ai appris à aimer l'Allemand, grâce à mon voisin, qui m'avait enregistré des K7 VHS d'un film nommé "Les ailes du désir"... Mais aussi, grâce à mes cousines allemandes d'origine portugaises que je voyais au Portugal en été. Plus tard j'ai été sensible et je suis devenue danseuse pour une chorégraphe allemande, mais en commençant par enregistrer en vidéo ses solos et spectacles à Paris, dans les années 90, elle n'avait jamais rencontré de personne qui savait filmer... aussi jeune, et de façon gracieuse. J'ai, à mon tour, emmené d'autres amis, famille, à traverser ce nouveau champ lexical : la danse contemporaine accompagnée toujours de plages sonores différentes.
Aujourd'hui, je pensais à l'enregistrement, mais bien avant : à l'écoute.
Tenter d'apprendre, c'est toujours une re-création.