Voyage sous la mer
Alexandre le Grand
1300-1325, enluminure sur parchemin
tirée du Roman d’Alexandre.

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Je regardais cette enluminure d'Alexandre le Grand, "Voyage sous la mer", et je pensais au retour à la mer, à la mère, à l'origine, à la fois impossible, qu'évoque cette gravure, folle, comme lorsque l'on jette une bouteille à la mer, à la mère donc.

Différents mots me venaient à l'esprit, non sans humour et aussi gravité, tant la chose, parfois, s'illustre et trouve les mots dont l'esprit manque, justement.

Cloaque, comme un retour au cloaque.
Le cloaque est le lieu destiné à recevoir les immondices, les eaux usées. Nommé aussi "Cloaca".
Mais c'est aussi l'ouverture postérieure qui sert de seul orifice pour les voies intestinales, urinaires et génitales, de certaines espèces animales.
Dans mon observation éthologique, les oiseaux ont cette particularité. Qui de l’œuf et la poule, fut le premier, la première ?

Voici comment Freud arrive, avec ses grandes lunettes historiques et me rappelle sa réflexion, sur ce retour in utero. J'y viens, j'y viens, car, à la base, cet article, devait parcourir l'océanique. Comme c'est impossible, je fais l'expérience du manque et de la perte, comme dans certains de mes écrits, et donc, le désir advient toujours lorsque l'on fait la demande. Je pars en quête... Enquête...

Freud pensait à peu près ceci : quand la mère ou le sein ne répondent plus à l’appel du nourrisson. L’espace laissé vacant par la mère est rempli par la demande adressée au père. Et le père devra ainsi sauver l’enfant de l’appel vers le maternel, de ce retour in utero qui représente l’aspiration de fusion avec le tout, mais aussi l’annulation du sujet en tant que tel. Le père empêche, en quelque sorte, que le négatif maternel et les forces délirantes, expressions de la pulsion de mort, ne prévalent.

Je pensais ces temps-ci au sauvetage par le père. Les actualités françaises nous engloutissent, de l'inceste à la pédophilie, aux viols répétés, aucun père pour nous sauver, lorsque l'on se noie.
Ou, dans un autre registre, vous souhaitiez ne pas être re-confinés, vous ne serez pas re-confinés, dit la mère. Et les enfants paniqués, ne savent plus quoi faire, il n'y a plus d'interdit ?
Ce retour au cloaque, propice à la permissivité des pervers et du tout fusionnel, fait poindre des injonctions paradoxales, et des formes d'abandons inattendues.

On entend déjà : Nous laisser dans ce "foutraque", pas question : re-confinez-nous ! Et d'urgence (du jour au lendemain)
De la folie douce à la folie, les "gens" ne savent plus à quel saint se vouer... Et quel sein !

Pourtant, il est bien un nom qui sauve : le nom du père.

Dans mon expérience personnelle, le nom du père fut très important, d'autant plus qu'il y est question de "limites", de "marques" dans son étymologie même, de frontières.

Je porte le nom de mon père. Dans les traditions portugaises, ou espagnoles, on porte souvent toute une lignée, maternelle et paternelle. C'est un peu sa barque, ou son navire, parfois, il reste un petit bateau qui a traversé bien des mers, que dis-je, des mères !

Que je reprenne ma partie d'un tout. L'espace illimité que constitue un retour à l'indifférenciation, et je pense à Nadir, l'artiste portugais et ses dessins à la ligne, superbes, d'une architecture dynamique, nommés, je crois, "espaces illimités". J'ai vu ses céramiques dans le métro lisboète.. Je m'égare, quoique.

Donc cet espace qui annule les limites, où la confusion des corps, règne, cet espèce de fantasme originaire, cette régression au prégénital et à l'incestueux, c'est aussi s'annuler soi-même, au profit de la fusion, l'illusion de ne faire qu'un avec l'autre. Lorsque l'on est amoureux, on perçoit ce sentiment, quasi océanique, mais le percevoir encore adolescent ou enfant… C'est que le père s'est fait la malle…

Dans une certaine mystique, les extatiques font l'expérience du vide et du plein, puisque tout est perdu, il faut rechercher un dieu à aimer, mais parfois, ils se perdent pour toujours.

Et l'enfant a mal. Partout l'enfant s'efface, on se demande même, dans les cas de dénis très avancés : mais comment a-t-il mal, l'enfant, puisqu'on ne l'entend pas, mais on lui permet tout. Et pourquoi tout ce temps sans rien dire, ni maudire. Sans mot dire.
Indécence de la surpuissance du déni, ce que l'on entend, c'est le poids de l'écrasement de toutes ces feuilles mortes, lettres mortes, adressées pourtant, mais jamais lues. Peut-être cette société ne sait plus lire. Elle n'écrit d'ailleurs plus, elle martèle, elle tape aveuglément, de poings levés, leurres de revendications, pendant qu'elle écrase de ses maladroites lois, dont les applications durent une éternité, enjoignent les victimes à mourir précocement.

Dans certains milieux, je peux remarquer, que les limites font peur, que toute idée d'interdit, angoisse. C'est que l'interdit est resté tabou. C'est une problématique, qui n'est pas encore bien digérée, dans la société française et dans ce qu'elle a institué de culturel. Se subordonner à l'instituel, en écartant le cultuel, toute foi en un autre dieu.
Pas facile de croire en ces systèmes vicieux, percés à jour. Les rayons de lumière sont violents : vous étiez niais, vous étiez naïfs, vous avez cru à tout ce qui était scandé, toutes les manifestations, vous y avez cru ? Que c'est épuisant ces fornications en tous sens, cachés puis jetées en pâture à la vue de tous les petits restés petits. Ce que vous voyez est un tableau de Jerôme Bosh, le primitif flamand.  Oui je sais, je suis un peu dans cette période, entre 1300 et 1500. Bon, reprenons : "Le jardin des délices" ? ou "Ecce Homo" ? Non, moi je suis un peu dans le "Chariot de foin", c'est l'effet cuniculture ;.)
Les petits pleurent et personne pour les consoler : débrouillez-vous avec vos salades ! Déclarent toutes les institutions, tous à la justice et à la prison.  Plus de place : Et bien restez confinés, tous, et ne sortez plus, tapez-vous dessus et qu'on ne vous entende plus jamais, ne faite pas de bruit quand vous faites mal.
C'est surtout cela l'insupportable, avant il y avait encore des murs... À présent, il y a les réseaux sociaux... Tous parqués dans des petits groupuscules, des communautés, avec des pseudonymes, et des adorations d'un dixième de seconde, j'aime, j'aime pas, je te déteste, je t'adore, je suis solidaire, je te supprime (n'avais-je pas réalisé un catalogue sur la miniaturisation des icônes, aucun hasard à ce qu'il fut pensé dans la cité angevine...)

Finalement, le harcèlement, c'est simple, à portée de tous, d'un simple clic. Les pétitions ne sont écrites aujourd'hui, qu'à partir de rumeurs véhiculées sur les réseaux sociaux, elles n'ont aucune incidence sur la transformation de notre société, même si sont espérées des révolutions avec des hashtags fantomatiques, des hologrammes de révoltes.

L'interdit est tabou. Est-ce que tout est permis ? Non, seuls les secrets sont des leurres, afin de masquer le secret du tabou. Ainsi, l'idée des masques, de papier, de tissus, de protection, afin d'éviter toute contamination, est un leurre de plus. Le virus n'est jamais identifié, il fait peur et empêche de faire circuler les vérités individuelles.

La mer toujours recommencée, le manque de mère, l'acceptation de la perte :

Dans tout sujet narcissique, il y a l'insupportable, c'est-à-dire : le manque.
L'altérité, ce qui différencie, n'est pas supportable.
On retrouve, dans les dénis, cet impossible "pensé" de l'incomplétude première.
Rejeter ce qui est différent, jusqu'à violenter, tout ce qui rappelle cet éden, ce paradis perdu.

Si l'être humain se résout à avoir perdu ce bonheur premier, il accède alors au manque, et donc au désir. Ce qui est fendu et défendu, si on emprunte cette fois-ci le langage Lacanien, c'est l'accès au fantasme et au désir : la fente.

Le sujet narcissique, adulte, ne supporte pas le manque, puisqu'il fut rempli et se trouve insatiable. Le refus de perdre peut recourir à différentes perversions.

Dans celles-ci, on trouve la dépendance à l'objet. L'institution maternante, ici, se structure ainsi, elle surestime celles et ceux qui en sortent. Ceux-ci ne peuvent se dé-liaiser de ce narcissisme déposé. L'institution possède les qualités qu'elle a volé aux artistes, qu'elle n'a fait qu'exposer sans arrêt. Sans ces formes d'expositions, peu survivent ensuite. À moins d'un récit d'individuation, des formes d'autonomies sans subventions, ni références, ce qui peut permettre d'accepter la perte et d'accéder aux désirs, aux projets.

On entend ces cris, des artistes qui ne peuvent pas vivre sans exposition. Il y a là, quand on les entend bien, un cri du miroir, ils sont à l'agonie face au "non", à cet interdit, qu'ils n'ont jamais éprouvés.

Ce que ne supportent pas les pathologies narcissiques, c'est de se retrouver face à l'altérité, l'autre les renvoie à une possibilité de finitude, ils sont dans une destructivité envieuse, quasi morbide : violenter la différence.

Dans notre monde, en ce moment, il faut absolument trouver des coupables, et se mettre dans le camp des "sans soucis", de celles et ceux qui ne mangent pas le même pain. Le lynchage, est, pour l'instant, la seule forme solidaire et collective, qui motivent les troupes. Dans l'histoire de ce pays, cela pourrait alerter, mais dans l'histoire qui se répète, non. Cela se répète.

L'interdit est resté tabou et il est ce secret qui se partage, dans notre société, encore.
Autant de cibles montrées, à la place des expositions et cinémas habituels, ont remplacé le divertissement.
Ce sont, sur ces impensés, que se divertissent, de façon morbides, toutes les attentions.

Cette société est comme figée, tout pas d'émancipation serait un signe du secret dévoilé.
Et pourtant, se séparer de ces assistances, et accepter la perte, ne plus être materné, permettrait que des individus évoluent.

Cet Alexandre qui est descendu sous la mer, sous verre, regardant les poissons géants est une tentative folle de désaveu. Il se refuse à être, hors de l'eau, et il ne peut pas nager comme les poissons, respirer sous l'eau. Dans sa cage de verre, il baigne dans cette résolution du sentiment océanique, sans en éprouver l'engloutissement, l'anéantissement.

Je pensais donc que je vivais un peu comme cela, comme dans un sous-marin. Oui, j'ai vu l'énorme poisson passer... Lui, il est retourné dans sa mer, en fusion totale avec sa mère, il ne sait même pas qu'il y a d'autres mondes. Si, il les a considérés comme immondes.

Je ne suis pas un poisson, pourtant je me rêve nageant, ondoyant sous l'eau, parcourant des durées infinies de découvertes sous-marines, en respirant "comme un poisson dans l'eau".

Il me semble que la recherche a quelque chose à avoir dans ces sentiments là. Peut-être suis-je une extatique, une mystique, absorbée par mes recherches. De temps en temps, j'opère une apparition en dehors de l'eau et je m'aperçois que c'est mon élément, la terre, je marche, et l'air aussi, je respire, sur terre. Puis je dois refaire quelques recherches sous l'eau, ce n'est pas mon élément, mais seul, le désir d'y parvenir, me fait réaliser des projets.

Ils s'engloutissent, sont menacés sans cesse d'anéantissement : qu'importe, je vis dans l'inachevé, je sais que la finitude impose des limites, celles que j'ignore. L'altérité est une forme étrange et apprenante, s'éloignant sans cesse de ce que l'on connait, sans jamais que l'on puisse la prendre. Quelque part, c'est rassurant, de se penser, comme passager, dans un monde étranger, dont on ne peut jamais se sentir en totale fusion.

Je regardais cette enluminure d'Alexandre le Grand, "Voyage sous la mer", et je pensais que je ne la voyais pas. Je n'ai ni parchemin devant moi, ni poisson. C'était amusant de partir si loin, dans des mers inconnues, et imaginer qu'Alexandre avait vraiment expérimenté le confinement, en toute transparence...