— Tu étais petit, je me souviens, et moi pas beaucoup
plus grande que toi. Tu te souviens ? Quand tu partais avec
tes chèvres de bonne heure le matin ; nous, on regardait de
derrière les vitres. Nous autres, on regardait pieds nus et en
chemise ; et il y avait la grande blanche qui partait toujours
en avant, il y avait la petite noire qui ne voulait jamais
suivre, il y avait la mère Émonet qui était toujours en retard ;
alors tu te mettais en colère et tu soufflais de toutes tes
forces dans ton cornet.
— Je me souviens ; c’est pas si vieux.
— Eh bien, tu vas recommencer. Frotte-le avec de la
poudre blanche pour qu’il soit bien brillant quand le soleil
reviendra.
C’est un instrument de cuivre avec une embouchure de
corne noire ; lui, riait.
— Une bonne idée, disait Jean ; ça nous fera une promenade.
Et puis ça marquera mieux la différence, disait-il.
Parce qu’il y a ceux qui vivent dans les chambres et il y a
ceux qui vivent en plein air.



Extrait du chapitre 13 du livre :
Si le soleil ne revenait pas
de Ramuz Charles Ferdinand – 

Dans un hameau du valais suisse, adossé à la montagne, le soleil n’est pas directement visible, caché par les crêtes, d’octobre à avril. Cet hiver-là, Anzevui, le vieux guérisseur, un peu sorcier, consulte un vieux livre et annonce que le soleil s’éteindra au printemps. Il faut dire que des signes sont là, de la guerre d’Espagne à une météo exceptionnelle. La menace de mort qui plane dans la petite communauté va bouleverser le comportement de ses membres. Certains cèdent à la panique, d’autres font des réserves et les jeunes gens se moquent du vieillard. Seule, Isabelle va se dresser contre la fatalité.

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Charles Ferdinand Ramuz est né en 1878 à Lausanne, en Suisse, de parents commerçants. Après des études de lettres à Lausanne, il part pour Paris, où il séjournera régulièrement jusqu’en 1914, tout en participant à la vie littéraire romande. En 1903 il publie Le petit village, un recueil de poèmes. Son premier roman, Aline (1905), est un succès. Suivront jusqu’en 1911 des romans centrés sur un personnage (dont Vie de Samuel Belet, Aimé Pache, peintre vaudois, Jean-Luc persécuté). En 1914, il revient vivre définitivement en Suisse. Il fonde les Cahiers vaudois avec Edmond Gilliard et Paul Budry. Avec La guerre dans le Haut-Pays (1915), Le règne de l’esprit malin (1917), La guérison des maladies (1917), il renonce au roman explicatif pour décrire des communautés aux prises avec les forces du mal, la guerre, la fin du monde. Il développe une nouvelle langue plus proche du langage parlé – au grand dam des puristes – abandonnant la narration linéaire et introduisant le « on » comme l’expression d’une collectivité. Les années d’après guerre sont marquées par les difficultés financières. En 1924, Ramuz signe un contrat chez l’éditeur Grasset. C’est entre 1926 et 1937 que paraissent les grands romans tels que La grande peur dans la montagne (1925-26), La beauté sur la terre (1927), Farinet (1932), Derborence (1934), Le garçon savoyard (1936), Si le soleil ne revenait pas (1937). Le Grand Prix Schiller lui est remis en 1936. Lorsque son ami et éditeur lausannois Henry-Louis Mermod lui propose la publication de ses œuvres complètes en 1940-41, Ramuz relit et corrige tous ses textes. Il décède en 1947 à Pully près de Lausanne.


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Je découvre ce texte, des échos avec ce que nous vivons, espérer voir le soleil, mais savoir qu'il peut ne pas revenir, m'a semblé être une belle philosophie, pour revenir à des textes limpides, qui restituent la paroles des gens.
Ce texte est accessible à tous et visible par petits chapitres, en ligne. Ce sont les scènes du Golfe (Théâtres de Vannes et Arradon) qui ont mis en place ce mois-ci Un jour, un chapitre. Ghislaine Gouby, directrice de Scènes du Golfe en fait une présentation :




Et voici le chapitre 12 :