Dessin © Sonia Marques (série Les incognitos - 2003)


Derrière mes paupières

 

La flâneuse s’est approchée à pas de velours sur mon ventre ensommeillé, puis elle a grimpé sur mes seins, feignant d’aller toujours plus haut, mais retardée par les buttes, son corps s’affaissait sur l’une des collines. Son œil noir était devenu bleu profond, puis bleu ciel, je discernais, pour la première fois, son vrai regard, clairvoyant. De son frêle cou, une force miraculeuse tirait son crâne vers mon sein. Elle léchait l’âpre satin, avec vivacité, tout en continuant de grimper à pas de velours. Parvenue au creux de mon cou, lovée comme une boule gorgée de bonté, elle lapait ma peau salée. Mouillée, jusqu’au cou, je percevais derrière mes paupières, l’antre de l’espace qu’elle avait dessiné. Un croissant de lune, un cil blanc posé sur une nappe de pétrole. Trempée, je nageais à la surface. Tu sais que les robinets étaient fermés et que nous n’avions plus de lumière pour nous éclairer la nuit. Les accès aux labels distingués nous étaient interdits, le jour. Derrière mes paupières, le paysage était inouï, mais interdits aux munsters, qui n’ont guère de vision intérieure. Leur croûte, pourtant bien lavée, a une odeur assez développée, qui rebute les narines sensibles. Les munsters sont trop loin des mystères de la vie pour en humer les parfums et explorer pleinement la création. La sécheresse jaune aspirait toutes leurs ressources. Pour ne pas y penser, ils comptaient les morts. Les jours ressemblaient à une danse macabre et les nuits aux respirations diverses et variées, insoupçonnées, la vie battait son plein, derrière mes paupières. La flâneuse reconnaissante me baignait de son énergie soyeuse et brossait mes rêves dans le sens du poil. Nous regardions sans fard les diurnes limités aux erreurs de calculs. Nous fermions les yeux sur ce désamour des chiffres et des beaux mathématiques, sans masque, nous faisions défiler des arpèges de billets doux. Plats et pleutres, comme ils se présentaient chaque jour, nous pouvions être attristés par l’immaturité prônée comme modèle infaillible, la maîtrise et le contrôle continu des bonnets d'ânes, que l'on hisse sans conviction au-dessus des beignets frits et trop sucrés. Le silence imposé nous donnait l’opportunité d’accueillir, ce qu’il se passait derrière les paupières du monde, éclairés par la nouvelle Lune, dans cet axe frondeur et tumultueux, propice aux changements de directions, le Soleil ne regardait plus la Lune vainqueur, mais admiratif de l'aurore boréale fugace, les yeux fermés. Devenue une légende controversée, princesse des beaux bizarres ténèbres, la flâneuse guidait son monde par le bout du nez. De son petit gabarit, elle avait soumis les plus lâches et prétentieux et avait passé outre les subalternes, trop ternes et pas assez invisibles pour mener la quête de l’amour au bord du précipice du désir. Tous les indésirables éclairés par des projecteurs violents, surlignés à l’encre magique, vidés de leurs substances cinglée, se retrouvaient dans une corbeille, enfin réunis, sous la même enseigne, un paradis fiscal aussi minuscule qu’un ongle coupé, trop gênant pour les contagieuses velléités. Bienvenu dans les mystères de la vie, tu es un nouveau membre, la nuit porte fortune, et le bout du bout, s’enfonce dans tes opportunes sagacités. Ni l’intégration, ni la désintégration n’existent, ni l’égalité, ni la diversité, aucun de ces maux ne traverse l’esprit des voyageurs intranquilles, car la poésie n’a pas cette volonté d’écraser qui que ce soit, ni limiter les véhicules de ta traversée onirique. Bien, venue, et nue. Mange-moi. Bois-moi. Sans maudire. Mouillée jusqu'au cou, la flâneuse s'approche à pas de velours sur ton ventre ensommeillé, derrière mes paupières.