Bonjour (OHAYO) Film de Yasujiro Ozu, 1959

Revoir Ozu… Il y avait quelque chose dans le film Bonjour qui m'était resté en mémoire : la protestation des enfants.

L'histoire :

Minoru et Isamu vivent avec leurs parents dans la banlieue de Tokyo. En rentrant de l'école, ils aiment à s'arrêter chez un voisin qui a la télévision pour regarder des matches de sumo. Leurs parents, mécontents, leur interdisent d'y retourner. Pour protester, Minoru et Isamu entament une grève de la parole, qui va provoquer par ricochet de nombreuses incompréhensions parmi les voisins.

En revisionnant le film, je remarque autre chose, toujours traversée par nos actualités politiques et socio-culturelles vues d'ici. Minoru et Isamu, critiquent les comportements de leurs parents, ou le modèle de l'autorité (du quotidien), tel qu'il leurs est perçu. Une approche philosophique du film concentre son développement sur ce quotidien, dont nombre de formules, perçues comme 'creuses' du point de vue des enfants, ponctuent la journée, comme "Bonjour", "Il fait beau aujourd'hui", "Comment allez-vous ?". Les enfants les perçoivent comme des formules hypocrites, où rien ne s'échange vraiment, alors que dans leur monde de jeux, ils s'expriment librement. Le père insiste sur le fait que les enfants doivent se tenir et ne pas parler à tort et à travers. Le fond historique du décor du film est la transformation de la société japonaise. D'un côté nous avons un panorama du voisinage où la rumeur et les jalousies se colportent d'une porte à l'autre et peut dégrader la dignité des femmes (sur ce fait on peut toujours l'observer de notre côté aujourd'hui), des rapports inégalitaires entre femmes et hommes à la maison et de l'émergence des femmes dans le monde du travail (toujours d'actualité), dans un décor représentant la banlieue de Tokyo ;  de l'autre, il y a l'introduction d'un média de sons et d'images en mouvement : la télévision.
C'est toute une interrogation du message (et de sa transmission, sa compréhension, son interprétation) qui travaille le monde des enfants, mais à travers aussi, l'avènement des émissions télévisées. Émettre et transmettre, ici, se différencient, même s'ils procèdent tous deux de la médiation.

Petit aparté historique :
L'invention de la télévision est l'aboutissement d'une longue chaîne d'innovations entre scientifiques, ingénieurs, écossais, allemands, américains, et américain d'origine russe… qui débute officiellement en 1926 (nous savons combien les recherches antérieures et les découvertes contribuent aux officielles démonstrations)… Côté français, on note en 1931 la première émission de télévision publique : L'ingénieur français René Barthélemy réussit pour la première fois en France à retransmettre une image de 30 lignes entre Montrouge et Malakoff en banlieue parisienne. Directeur du centre expérimental de Montrouge, Barthélemy a développé un procédé de télévision qu'il ne cessera de perfectionner. Quatre ans plus tard il réalisera la première émission régulière de télévision française. Côté japonais, la NHK, compagnie de diffusion au Japon, a commencé à émettre en 1925 et sa propre chaîne en 1953, la couleur arrive en 1960.
Dans Bonjour, le film d'Ozu, la référence est plus généralement faite aux États-Unis, dont l'occupation du Japon a pris fin au début des années 1950.

Si les enfants filent chez leurs voisins plus modernes, afin de regarder des parties de Sumos (en noir et blanc) en évinçant leurs devoirs, c'est qu'ils se rassemblent sur quelque chose qui leur parait "plus" animé que les conversations "inutiles" de leurs parents. Cette illusion arrivée, l'écran télévisé, l'objet conflictuel, défie la culture traditionnelle des parents japonais, et l'attitude décontractée amenée par l'usage anglophone met en perspective le changement des espaces de convivialité. Comme dans toutes transformations de rites et de repères, l'accompagnement des parents joue un rôle élémentaire, dans la capacité à inventer de nouveaux dialogues et jeux avec les enfants, tout en gardant et en transmettant les fondements de leurs cultures. La machine à laver est aussi, du côté des femmes, un objet qui va révolutionner les tâches domestiques, mais aussi maintenir la dichotomie entre hommes et femmes très longtemps (la femme a une machine à laver, l'homme un ordinateur) et sera transmise de parents aux enfants. On peut observer que depuis ces années 50, la condition de la femme n'a pas évolué aussi vite que le bouleversement des us et coutumes et des technologies.
L'esthétique dépouillée d'Ozu, dans ce film, devient un modèle dans le design contemporain. Le fameux siège où s'assoit le petit frère attachant Isamu, les pulls marrons à bandes bordeaux, les espaces cloisonnés par des pans légers et amovibles, les tables basses et la relation corporelle au sol, l'importance du riz, comme ciment des repas entre enfants et parents, même lorsque les enfants font grève de la faim, il se retrouvent à voler le récipient où se cuit le riz afin de se rassasier avec leurs doigts, sans les baguettes... Et nous remarquions les superbes étiquettes, larges et assez grandes, au dos des pantalons des enfants.


I LOVE YOU

Le professeur d'anglais est celui qui va éclairer et parfois réussir à rompre le silence, sans toutefois abandonner la courtoisie des phrases futiles. La langue anglaise arrive dans le film en clin d’œil et langage amoureux petit détonateur de situation décalées et humoristiques. Le petit Isamu va souvent dire "I love you", avec une rapidité et une facilité déconcertante, sans l'associer au sens, quand bien même la déclaration d'amour des adultes japonais s'avère plus difficile et un long chemin de séduction, qui passe par les formules perçues comme insipides pour les enfants. Le professeur d'anglais amoureux, et son amoureuse, femme moderne qui travaille et lui demande des textes de traduction, forment le couple dialoguant, avec pudeur, sachant lire avec l'expérience dans ces "Bonjour" et ces "Il fait beau". Les enfants sont là exclus de ces formes de dialogue en leurs présences, d'un langage qui leurs demeure secret finalement, car encore sans expérience de vie. Ils sont néanmoins témoins et bien inclus, dans le monde des adultes avec leurs activités, dans la même communauté de vie. Les enfants faisant la grève à la parole afin de protester contre leurs parents, inventent une forme pacifique de protestation et s'évertuent à "tenir parole", quand bien même le père leurs donnait une leçon sur le langage et le respect. Et nous voyons dans le film, qu'il n'est pas si psychorigide que les enfants veulent le faire paraître. Même si, au début, le père n'est pas dans l'écoute de son fils ainé qui lui fait face, mais dans l'idée de rétablir l'ordre et surtout, le faire taire. Dans son rôle de l'autorité, qu'il tente de tenir, le père (et la mère) émettent au fur et à mesure, des concessions, une écoute, une observation, qui permettent aux uns et aux autres de continuer à vivre ensemble, et d'accepter un nouvel objet extérieur, communiquant. La mère et le père seront unis dans cette évolution enfantine, tout en gardant l'espace de chacun, viable, même dans de petits espaces familiaux. Sans violence, dans ce film, les parents vont même s'amuser de l'attitude de leurs enfants et observer jusqu'à quand vont-ils tenir. De leur côté, les enfants vont éprouver le langage et l'utilité des formules qui leurs paraissaient inutiles dans la société.

On lit la méfiance d'Ozu dans un ordre qui serait absolu ou tout puissant ne serait-ce que par la quasi absence de la télévision, cet objet de communication qui créé le désordre familiale. Ce rapport à la puissance et l'impuissance de la parole devient ici créative et même récréative dans cette famille. Cette réflexion médiatique dépasse donc le désœuvrement qu'amène un nouveau pouvoir, celui des images télévisées, par le cinéma et sa mise en scène (du cinéaste réfléchissant sur son médium)
Mon analyse du film d'Ozu tourne autours de la relation entre enfants et parents. Les mots d'ordre du père qui étouffent la parole de l'enfant et le désir de l'enfant de prendre la parole et dans l'impasse de pouvoir le faire, impose son silence et tient parole, jusqu'au consensus. Quelque chose entre ces enfants qui ne parlent plus à leur père et imposent le silence.
Ozu explique sur Bonjour que "l'on peut bavarder à l'infini sur des choses insignifiantes, mais quand on arrive à l'essentiel, il est très difficile de dire quoi que ce soit". Et comme le dit le professeur d'anglais : "Il faut parfois dire des choses importantes". À la fin du film, les amoureux, sur le quai d'une gare, échangent des formules creuses, mais spectateurs, nous pouvons comprendre alors, en clin d’œil au développé du film, que celles-ci cachent une épaisseur des sentiments partagés, de communion, que seuls les amoureux peuvent comprendre. N'a-t-il pas là découvert le secret ? Tout se résout à cet instant. Ce film plaisant, fait de la plaisanterie, de joyeux désordres entretenus éloignant l'ordre établi.
La fin se termine très bien, par une entente et une écoute des parents et des enfants. Le temps que le film s'achemine et la famille s'est transformée avec l'usage des objets, l'usage du langage. C'est infime mais cela augure de plus grandes transformations. Et les enfants ont grandi.
Ce film garde une fraîcheur et une légèreté sur l'éducation propice à la réflexion, à l'aune de notre monde contemporain et des introductions radicales qui offensent actuellement nos cultures occidentales, notre vivre ensemble. Je regarde du côté de l'histoire au pays du Soleil levant, car il y a là, un apport étranger, exotique et bénéfique à la distanciation. La sympathie et le calme que révèle le regard d'Ozu, est une belle leçon. La scène du Hula-Hoop est ma préférée.

Réflexions plus graves ici, à la recherche de la paix :

Quand les enfants de notre pays en arrivent à la radicalisation et défient notre modèle culturel en tuant leurs proches, des individus de leurs âges bénéficiant des mêmes droits, c'est qu'il y a une crise profonde dans l'éducation, dans notre société. De jeunes gens ont tiré sur d'autres jeunes gens et se sont tués, dans des quartiers qu'ils connaissaient. Les cibles ne sont pas politiques. Ici la simple connaissance est bien séparée de la reconnaissance. Ces criminels n'ont pas connaissance de leurs droits, autrement que celui, amateur, de l'utilisation des armes. Le "Bonjour" et le "Il fait beau" a définitivement disparu de leur mode de communication. Il faut beaucoup souffrir pour avoir le besoin imminent de trouver un repère, un père virtuel qui puisse dicter une loi simplifiée de la raison de vivre. Elle se transforme, in fine, en la recherche d'une raison de la mort. C'est une logique et celles et ceux qui ont besoin d'une logique pour comprendre le monde sont bien malheureux. C'est la fin de l'imaginaire.
Il serait glaçant de penser que cette loi dictée, cette voix serait juste émise depuis un téléphone jetable, un signal, des signaux dégradés, dématérialisation des commandants, des commandes. Il se peut que nombre d'opérations foirent ou s'annulent aussi, grâce aux intermédiaires dégradés et défaillants. Tout comme quiconque peut ne rien comprendre d'un site Internet et de ses écrits, ses visuels, et malgré tout adhérer au contenu, à la forme, sans rien analyser et sans rien y voir.

Pour revenir à la logique, comme l'écrivait la philosophe Hannah Arendt, dans son travail sur la politique et la désolation :  "La seule faculté de l'esprit humain qui n'ait besoin ni du moi ni d'autrui ni du monde pour fonctionner surement est l'aptitude au raisonnement logique". Toutes ces leçons ne sont pas tirées et je l'observe au quotidien, même dans des milieux où les bibliothèques et les professeurs ne manquent pas. Les livres ne peuvent remplacer l'expérience de vie. Les livres et les lignes de mots illustrent notre histoire. Notre présent, ces instants fébriles, ont très peu de livres et de lignes de mots pour illustrer ce qu'il advient. La distance peut prendre un certain temps, des siècles.
- Quelle civilisation sera mieux penser la nôtre ?

"Tu ne tueras point" se trouve dans toutes les religions.

Le droit à la vie

Il s'agit du droit à ne pas être tué. La réprobation de l'homicide. Le droit à la vie est comme le « Tu ne tueras point ». C'est repris dans la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948.
Le droit à la vie a été invoqué pour protéger le citoyen contre ce qu'il considère comme « un meurtre légal », autrement dit : la peine de mort. Certains pacifistes, ont par le même raisonnement utilisé le droit à la vie pour combattre la guerre qui serait « le droit de ne tuer personne et de ne pas être tué ».

Le droit de ne tuer personne et de ne pas être tué

 J'entends si souvent les grues migrer ces jours-ci, leurs cris que j'interprète comme des enthousiasmes collectifs. Je viens d'en entendre à l'instant dans l'écriture de cet article, long et libre. Longs et libres sont ces envols des oiseaux vers d'autres contrées. Hier soir encore, je les ai vues, en V, au dessus des nuages, du bleu roi du ciel et de la lune blanche.

L'enfant est capable de créer de nouvelles valeurs.
- Les parents sont-ils en mesure d'écouter leurs enfants aujourd'hui ? Les enfants sont-ils en confiance avec le monde des adultes ? Les enseignements peuvent-ils désarmer ce qui advient ?
Éloignés de notre société sont les enseignements bouddhistes, desquels j'ai beaucoup appris, et surement si peu retenu. Le Bouddha avait analysé cette question du désir et de l"envie. Il vit qu’à l’origine de notre malaise il y avait le désir : l’envie d’avoir ou d’être toujours plus.
Ces jours-ci je pense à comment se matérialisent en violence, l'envie, la frustration, le désir, la jalousie, mais aussi à la perte de connaissance de comment faire la paix. Notre société l'a-t-elle su un jour ? Cette dernière, est une valeur qui a complètement disparue de nos enseignements.

Résister aux formules lapidaires, pouvoir continuer à écrire longuement, ne pas entrer dans la formule militaire des armements, du surveiller punir, et des cadenas qui clôturent les portes des enseignements, ne pas être soumis aux imbéciles commandants qui ne savent ni écrire ni lire et se refusent à comprendre tout contenu, s'employer au discernement.
Accorder à tous la faculté de raisonner, de penser, plutôt que d'exploiter les commisérations à des fins politiques. Il me semble que le concept de guerre n'a pas été revisité depuis des lustres et manque d'imagination, son recours à la force afin de régler des différents est une stratégie qui recule, plus qu'une tactique avancée. Le criminel et l'ennemi ne se distinguent plus de la masse des innocents et ne détruisent aucune armée. Les catégories opposées dans les guerres classiques ne sont plus opérationnelles. Seules la menace et la terreur deviennent des objectifs qui touchent la subjectivité de chacun, de chaque cœur. À cela, la distance critique des citoyens contre tout état sécuritaire, empêchant les libertés, peut devenir un moyen d'assouplir et redonner confiance, en une capacité de réflexion, non négociable, dans la liberté de penser. De nouvelles formes de protections sont à inventer également. Se refuser à céder à l’effroi paranoïaque pour une résistance éthique, éloigner de soi la défiance et la suspicion : nous avons là un travail intérieur à réaliser face aux menaces extérieures qui diffusent la peur.

Avec un Ozu, tout devient possible.
- N'est-ce pas armés par ces œuvres disséminées, vestiges éparses de notre civilisation, que la confiance revient ?
Légèreté et fraîcheur dans un monde toujours plus lourd et grave, sans humour.
Du côté du Soleil levant imaginé, je me réveille souvent afin de trouver la paix.

O Livro do desassossego de Bernardo Soares est une œuvre posthume du poète portugais Fernando Pessoa (1913-1935), qui veut dire "Le livre de l'intranquilité". Un siècle passé déjà.
Je me sens intranquille comme dans ces poèmes. Je boude souvent comme le petit Isamu.
Je proteste contre toutes formes de violences imposées.

❥ OHAYO !