Deux types dans un asile de fous. Un soir, ils en ont assez de vivre dans un asile, et ils décident de s’échapper ! Alors, ils montent sur le toit, et là, juste en face, ils voient la ville qui s’étend sous la lueur de la lune. Tout un monde de liberté. Le premier type saute sur l’immeuble d’en face, sans problème ! Mais son ami n'ose pas, a peur de tomber. Alors, le premier type a une idée. Il dit à l’autre : « Regarde, j’ai ma lampe torche ! Je vais l’allumer entre les deux immeubles, et tu n’auras qu’à marcher sur le faisceau lumineux et me rejoindre ! » Mais l’autre secoue la tête, et il dit : « Tu me prends pour un fou ou quoi ? Tu vas l’éteindre quand je serai à mi-chemin ! »

Batman: The Killing Joke (traduit par Souriez ! chez Comics USA et Rire et mourir chez Delcourt)

En 2003, je visitais une exposition à la galerie du Jeu de Paume ("La clé des champs") qui présentait des collections du Centre national de l’Expression (hôpital Sainte-Anne), une sélection de 117 dessins et peintures réalisés par des patients en instituts psychiatriques en étroite correspondance avec l'art du temps, et à l’étage, une exposition de l'artiste défunt brésilien Arthur Bispo do Rosario, celle qui m'a beaucoup marquée (sa première apparition en France) Personne de mon entourage ne l'avait vu, qu'il soit artistique ou pas, même après mes recommandations, ni même, je n'avais lu alors d'articles sur ses œuvres, à mon grand étonnement. Cette exposition était placée sous l’égide d’André Breton dont le texte emblématique, "L’art des fous, la clé des champs (1948)", était reproduit dans l’entrée de l’exposition. Seule dans cet espace des élus, j'assistais à des processions divines de son fantôme, incantations écrites, brodées, un art du tissage exceptionnel, dans une langue qui m'était familière, de ces mots brésiliens sur ces tentures, drapeaux et costumes, une invention de formes aux inspirations maritimes, bleues de fils, fantaisistes et surréalistes, d'une intensité géniale, d'une expressivité par l'écriture très méthodique, patiente, construite et indubitablement sauvage. Bref, inoubliable. Cela marque un étranger, un saltimbanque, un inconnu du lac, une dingue, les amoureux des artisanes folies… La poésie me venait de la langue des fous et la création d'être en vie, et seulement d'être envie.




Récemment j'ai pu apprécier une pièce suédoise "Kliniken" de Lars Norén. De fils en aiguilles, nous étions curieux en conversations érudies, partis sur les traces de l'acteur Vincent Macaigne après avoir découvert les film du réalisateur Guillaume Brac ("Le naufragé", "Un monde sans femme", et, plus récemment, "Tonnere"…) Vincent Macaigne est aussi metteur en scène et a réalisé un film, "Ce qu'il restera de nous", que j'ai apprécié comme une peinture, un cri. Bref, Il est acteur dans cette pièce suédoise, "Kliniken" dans laquelle il est question des fous, ou plutôt de nous. Voici par quel chemin de traverse, j'arpente ma nébuleuse mémorielle, "o Arquipélago da Insónia", pour reprendre le beau titre du dernier livre (que je n'ai pas encore lu) d'Antonio Lobos Antunes, écrivain portugais, qui, d'ailleurs, fut spécialisé en psychiatrie, après ses études de médecine. Ela sonha com suas maravilhosas insónias.

Les normopathes

La pièce de théâtre a été mise en scène par Jean-Louis Martinelli et présentée au théâtre des Amandiers en 2007, adaptée en français. "Dans cette pièce documentaire, Lars Norén fait le constat de la maladie de la société et atteste de la santé flamboyante de ceux que l'Etat a déclaré fous. Eux, en effet, poursuivent "à l'intérieur" ce qui est valable à l'extérieur: la théorie néodarwiniste et néolibérale de la loi du plus fort.  Avec Kliniken, Lars Norén explore les marges, et de ces marges nous livre un regard décapant sur le monde. Kliniken n’est pas un texte qui dénonce mais qui éclaire nos comportements, nos souffrances en donnant la parole à ceux que communément l’on nomme les «fous», dont les paroles sont souvent plus libres que celles des gens normaux : les normopathes. Les dialogues de cette pièce, toujours brillants et souvent très drôles, attestent de façon magistrale de la lucidité et de la santé de ces exclus. Kliniken a reçu en 1998 le Nordic Drama Award, remis tous les deux ans à un auteur scandinave pour l'une de ses pièces".




Un personnage de la pièce :
MARTIN

« Je reste seulement assis à planifier les détails de mes funérailles [...] j’ai toujours réagi dans les crises en commençant par structurer, tamiser l’essentiel – ce qui doit être fait, et ce qu’on ne peut pas faire par aucun moyen, et ensuite affronter les sentiments une fois sur place, je veux dire, on créé une place, un espace, où on a la possibilité de ne pas être si désespéré,où on a une perspective plus grande... Et même si c’est quelque chose de très difficile qui va arriver et de très pénible, je veille à me donner une sorte de récompense... ensuite je peux faire une crise nerveuse si j’en ai envie...»


Un autre :
SOFIA

« Je suis née morte. »
Jeune fille de 18 ans, aux cheveux très courts, assez grande, avec une belle bouche. Elle veut toujours se laver et a l’impression de pourrir/d’être pourrie à l’intérieur. Elle est anorexique. Elle veut mourir, « être gazée», se brûler les veines. Son père Johan est acteur. Elle est là depuis à peu près un mois, à son arrivée elle était dans un très mauvais état (fauteuil roulant, très maigre). Elle ne prend pas ses médicaments, on la force. Elle parle d’elle à la 3e personne. A fait deux fois le test du sida. N’a pas eu ses règles depuis un an et demi A peur de toucher au métal. Est végétarienne. Fume, comme les autres.


Lars Norén (l'auteur de "Kliniken"), né en 1944, a commencé par écrire plusieurs poèmes. A vingt ans, c’est l’hôpital psychiatrique. Diagnostic : schizophrénie, traitement, hibernation et chocs électriques. Il ne cesse pas pour autant d’écrire. Après, poèmes, textes, recueils politiques, plus de quarante pièces de théâtre… Il est, depuis 1999, le Directeur artistique du Riks Drama au Riksteatern le théâtre national itinérant suédois.

Et me voici découvrant sa pièce en français. Lors d'une interview, on lui pose plein de questions, dont une, dont j'ai retenue sa réponse :

Qu’est-ce que la folie/ la normalité ?

"C’est difficile... J’ai laissé ces questions derrière moi. Je ne peux pas répondre mais je peux donner une image. Si votre passé est vraiment mauvais, négatif, que vous n’avez aucun futur et que la situation d’aujourd’hui est impossible, alors vous devenez fou, vous ne pouvez pas survivre. Un de ces trois éléments doit être bon, de beaux souvenirs d’enfance, de la lumière derrière vous, ou bien de l’espoir pour le futur. Vous voulez aller quelque part, alors c’est ok. Ou encore, aujourd’hui est acceptable, alors c’est ok. Un de ces trois moments doit être stable."



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Je me suis souvenue de mes escapades à la rencontre du théâtre, le TGP, à Saint Denis. Les mots m'apparaissaient comme animés de libertés insensées dont j'avais toute une vie pour en décanter la portée magique sur mon imaginaire, mes projets, mes désirs, mes cavales. Savais-je lire ? Regarder autours de soi, le monde est un théâtre, des drames, des silences, des mensonges, des paroles simplissimes, des surprises, des liaisons, tout bouge et les décors changent, la ride et la langue, les songes et les nuits. La composition devient tableau vivant, si l'on coupe bien les phrases, si l'on respire et donne une intonation, si le noir l'emporte. Les scènes sont multiples dès lors que le rideau s'ouvre, dès lors que nous sortons du bus à une station inconnue, que nous ouvrons une porte, une fenêtre, qu'un souvenir déboule dans une tasse à café... tout peut commencer. Mais tout dépend du regard, de l'interprétation de ce monde mouvant, et parfois, elles sont ennuyeuses, les visions des uns et des autres, sans charme, sans force, sans âme, surexposés, explicitées et martelées comme oeuvre, tout simplement sans expérience, alors que les auteurs ne sont pas nés, se cachent derrière les inconnus, la confusion des normopathes. Pourtant que de pépites. Qu'il est long le chemin de la culture.
Je ne suis pas née, et j'écris déjà, afin que vous me reconnaissiez parmi vous. Je vous regarderai grandir, tandis que j'apprendrais encore comment vous parler. À votre départ, je saurai mieux vous sourire. Seuls témoins de mon cri, de mon écriture.




Entre Kliniken et la clé des champs, je suis tombée sur les photos de Jean-Christian Bourcart, prisent dans le Living Museum situé à l'intérieur de l'ancien hôpital psychiatrique, le « Creedmoor Psychiatric Center ». Cet hôpital, ouvert au début du 20e siècle, a accueillit pendant plusieurs années jusqu'à 7000 patients pour des troubles psychiatriques. C'est au début des années 70 que le Dr. Janos Marton, un psychiatre d'origine autrichienne, récupère l'ancien réfectoire et cuisine de l'hôpital afin d'y installer un musée dans lequel serait exposé l'Art Brut créé par les patients participant à son programme d'«Art Therapy». Désirant en faire un refuge pour la créativité des patients et de l'effet bénéfique sur leurs afflictions, ce programme réunit en moyenne une centaine de patients. Si j'en crois Nan Goldin, la photographe qui m'appris à prendre confiance en mon regard, elle dit ceci de lui :

Jean-Christian Bourcart is one of the best contemporary photographers working today. His work is extremely imaginative; totally unique; deeply humanistic and often imbued with wit. He is unlike any other Artist I know.


Le docteur Marton dit qu'un des symptômes de la maladie mentale c'est la gentillesse. "Quel délice de s'asseoir à côté de quelqu'un qui n'est pas en compétition et ne vous juge pas". Si je réfléchis une seconde à cette phrase, je me dis que c'est bien ainsi que je qualifierai les amis artistes, prêts à dégainer une lampe torche afin que je puisse marcher sur le faisceau, au dessus du vide, et rejoindre le toit de l'immeuble d'en face ;.)





Et là je me suis souvenue alors de Bispo, mon copain brésilien, et me suis dit que depuis, il devait y avoir plusieurs articles sur cet artiste défunt. Oui. Et c'est une historienne dont je cite les textes ci-dessous, Matilde dos Santos, qui me restitua le mieux ma mémoire. Car j'avais emporté les dépliants de la galerie en 2003, mais entre mes diverses déménagements, je ne les retrouvais plus.




Sur la fiche du malade, dossier d’admission d’Arthur Bispo do Rosario à l’hôpital psychiatrique colonie Juliano Moreira, de la périphérie de Rio de Janeiro il est inscrit : noir, indigent, schizo-paranoïaque. Interné en 1939 à l’âge de 27-29 ans, à la suite d’une crise de délire religieux,  Bispo passera cinquante  ans (quasiment sans interruption) entre les murs de l’hôpital psychiatrique dont une bonne partie en cellule d’isolement.  

Dans cet isolement et dénuement quasiment absolus, l’artiste va construire une œuvre vaste (ce sont plus de huit cents  pièces cataloguées à sa mort) et saisissante par sa sensibilité et contemporanéité. Quelles antennes, quelles connexions ont permis à  Bispo du fond de sa cellule d’être au diapason avec l’œuvre de Duchamp mais aussi Andy Warhol pour ne citer que ceux-là ? Œuvre souvent rapprochée à l’art brut, contrainte par le milieu, par le peu de matériel disponible, par l’absence de contact avec l’extérieur, œuvre fruit d’un travail acharné, méthodique, inlassable, œuvre libérée paradoxalement  par le milieu psychiatrique qui était sensé contraindre la folie Bispo…        
La colonie Juliano Moreira, était la destination terminus pour les malades mentaux irrécupérables, mais aussi pour toute une scorie d‘indigents réfractaires à l’obéissance tels Bispo. Fils d’esclaves du Nordeste du Brésil, réputé par sa force physique (il aurait été champion de boxe), le 22 décembre 1938, Bispo parcourt la ville en proie à des visions célestes. Arrivé au monastère Sao Bento, il s’annonce comme le fils du Christ descendu sur terre avec un cortège d’anges bleus pour préparer le Jugement Dernier. Envoyé à l’asile il sera transféré quelques semaines plus tard à la colonie Juliano Moreira en camisole de force et mis en  cellule d’isolement.
L’artiste ne va pas tarder à détourner l’institution au service de son art : il dira à la fin des années 80 qu’il a choisit de rester en isolement sept  années consécutives car il avait besoin de totale concentration pour créer ses représentations du monde. Il utilisera les objets de l’institution pour recréer le monde, non pas tel que le commun des mortels peut le voir, mais tel qu’il est pour de vrai et que lui Bispo peut le voir. Ce sont des objets quotidiens récupérés, détournés, déconstruits, recouverts, reconstruits. Cumulés, classés, cloués ou attachés sur des planchettes ou planches en bois, ou encore disposés sur des reconstitutions des charriots de l’asile. Une de ses techniques préférées, la broderie, base de la majeure partie de son travail, qu’il réalise selon les préceptes  des savoirs traditionnels de sa région de naissance, sera exécutée sur les tissus disponibles dans sa cellule : draps, couvertures et avec des fils qu’il obtiendra en défaisant ses vêtements bleus d’interné … d’où la dominante de la couleur bleue, dominante qui n’est certainement pas un hasard, la mer est un des ses thèmes de prédilection.
Chose remarquable, le monde  que Bispo  doit représenter devant dieu est un monde humain qui ne contient que très peu d’animaux ou plantes. Un monde d’hommes et de femmes, dont il compile les noms en listes brodées sur des fiches en tissu ou en carton, sur des panneaux, sceptres, étendards et manteaux qu’il exécute lui même…  Un monde d’objets  auxquels Bispo, en les classant, accumulant, recouvrant, va enlever toute notion utilitaire pour les sacraliser avec une recherche esthétique qui lui est propre : la disposition, le nombre, le type d’objets compte et tout est minutieusement réalisé. Avec ses listes et représentations de lieux et événements Bispo crée une cartographie personnelle du monde,  qui inclut depuis les nombreux pays visités durant ses presque huit  années à la Marine, jusqu’aux édifices  et personnages de la Colonie Juliano Moreira. Sa cartographie est une cartographie sensible, représentation émotionnelle du monde vécu.  Représentation synthétisée dans une de ses pièces maitresses,  l’étendard qui raconte la fameuse nuit du 22 décembre 1938, mêlant récit biographique et autofiction, et où l’on peut lire sa profession de foi : j’ai besoin de ces mots – écriture.

(Matilde dos Santos  est  historienne et linguiste. Brésilienne, vivant en Martinique, elle travaille depuis sept  ans dans la coopération et les relations internationales, notamment avec la Caraïbe.)

"Os doentes mentais são como beija-flores. Nunca pousam.
Estão sempre a dois metros do chão."

Bispo do Rosário

A exposição e o livro "Walter Firmo: um olhar sobre Bispo do Rosário" reúne a obra de dois importantes nomes da arte brasileira.


Le critique d’art Frederico Morais inclut alors les œuvres de Bispo dans l’exposition collective Aux marges de la vie  au Musée d’Art Moderne de Rio (MAM), qu’il consacre aux créateurs confinés en milieu carcéral, psychiatrique, gériatrique… Très impressionné par l’œuvre de Bispo, Morais va lui proposer de l’exposer seul au MAM mais Bispo refusera, arguant qu’il n’est pas artiste. Le 18  octobre 1989 Bispo meurt dans sa cellule victime d’arrêt cardiaque. Frederico Morais met en place alors une exposition entièrement consacrée à Bispo, Registre de mon passage sur terre, qui recevra  plus de huit mille  visiteurs à l’école d’arts visuels du Parque Lage. Morais se battra et obtiendra en 1992 le classement par l’Institut d’Etat du Patrimoine artistique et Culturel (IEPAC)  des œuvres de Bispo, dont il établira l’inventaire dès la mort de l’artiste. Un musée lui sera consacré sur le site de l’hôpital psychiatrique Juliano Moreira, que l’on commencera à disloquer à cette époque : les malades seront pour la plupart envoyés ailleurs, le bâtiment des lobotomies sera finalement fermé. En 1995 Bispo sera exposé à la Biennale de Venise, où son œuvre retournera d’ailleurs en 2013. Après la consécration de la Biennale de Venise, Bispo sera exposé au MOMA, puis a la salle du Jeu de Paume, en 2003, à la Biennale de Lyon en 2011, et en 2012, trois cents pièces seront visibles à la Biennale de Sao Paulo.

Je pense que j'ai eu un peu de chance, ou une bonne intuition, cette année là.

Des êtres humains sur la fêlure

Gilles Deleuze évoque une nouvelle de Fitzgerald, intitulée La Fêlure, dans laquelle le romancier rappelle qu’une vie va toujours a plusieurs rythmes, plusieurs vitesses.

« Il y a d’abord [pour Fitzgerald] de grands segments : riche pauvre, jeune vieux, succès perte de succès, santé maladie, amour tarissement, créativité stérilité en rapport avec des événements sociaux [...]. Fitzgerald appelle cela des coupures, chaque segment marque ou peut marquer une coupure. C’est un type de ligne, la ligne segmentarisée qui nous concerne tous à telle date, en tel lieu. Qu’elle aille vers la dégradation ou la promotion, ne change pas grand chose [...]. En même temps : il y a des lignes de fêlure, qui ne coïncident pas avec les grandes coupures segmentaires. Cette fois, on dirait qu’une assiette se fêle. Mais c’est plutôt quand tout va bien, ou tout va mieux sur l’autre ligne que la fêlure se fait sur cette nouvelle ligne, secrète, imperceptible, marquant un seuil de diminution de résistance, ou la montée d’un seuil d’exigence : on ne supporte plus ce qu’on supportait auparavant, hier encore ; la répartition des désirs a changé en nous, nos rapports de vitesse et de lenteur se sont modifiés, un nouveau type d’angoisse nous vient, mais aussi une nouvelle sérénité. [...]. – Et puis Fitzgerald parle encore d’une troisième ligne, qu’il appelle de rupture. On dirait que rien n’a changé, et pourtant tout a changé. [...] On dirait plutôt qu’un seuil "absolu" a été atteint. »




Bibliothèque nationale de France direction des collections département Littérature et art
Septembre 2010
LES IRREGULIERS DE L’ART EN FRANCE ET DANS LE MONDE, DU DOUANIER ROUSSEAU A NOS JOURS

Des marges qui se définissent d’abord socialement, le Douanier Rousseau, le Facteur Cheval ou Séraphine - on n’a droit qu’à un prénom quand on est femme de chambre -, se démarquant avant tout de leurs contemporains du monde de l’art par leurs origines de classe. Des origines qu’ils revendiqueront parfois fièrement, tel Joseph- Ferdinand Cheval déclarant : « Fils de paysan je veux vivre et mourir pour prouver que dans ma catégorie il y a aussi des hommes de génie et d'énergie. ». Loin d’avoir fait les Beaux-Arts, ils n’ont souvent pas fait d’études du tout, ayant travaillé trop tôt pour cela, leur vocation artistique ne se révélant fréquemment qu’à la fin de leur vie, pendant leur retraite, ou dans les minces interstices de ce qu’on appelle la vie active, quand ce n’est pas après un accident de santé, souvent psychique, un choc, une révélation... Ce sont des autodidactes et ce trait fondamental les apparente fortement, au-delà des querelles taxinomiques, à ceux-là même que Jean Dubuffet, juste après la Seconde Guerre mondiale, commencera à collectionner et à faire connaître sous le vocable d’ « art brut », une expression qui prend pourtant ouvertement le contre-pied de celle d’ « art naïf ». A l’ingénuité, à l’innocence, à cette manière de « folie douce », finalement assez inoffensive, induites par la naïveté, Dubuffet substitue la violence d’une création spontanée, irréductible aux critères du bon goût, « folle furieuse » quelquefois, non formatée par les règles esthétiques et morales dominantes, que celles-ci émanent de la société en général ou du petit monde des « arts culturels ».


Autre marge, extrême puisqu’elle peut conduire à une rupture radicale avec la société et à l’enfermement, la folie se situe bien à l’opposé de cette « règle » dont l’absence même suffit à définir les « irréguliers », tout comme l’ignorance ou le mépris des normes peuvent facilement conduire à être taxé d’ « anormalité ». Son expression plastique n’a d’abord suscité qu’un intérêt clinique avant que le psychiatre allemand Hans Prinzhorn n’en révèle enfin l’intérêt proprement artistique. Son ouvrage, publié au début des années 1920, tomba bientôt entre les mains des Surréalistes qui exploreront avec avidité ce nouveau continent de la création et en feront rapidement un contre- modèle culturel. Dès 1948, André Breton est, tout naturellement, l’un des premiers à rallier la Compagnie de l’Art Brut fondée alors par Jean Dubuffet... De celui-ci on connaît la formule souvent citée : « Il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou ». A travers elle, il voulait surtout prévenir la réduction possible de la notion d’art brut à cette catégorie où le point de vue psychiatrique, de fait, l’emporte sur l’aspect artistique, risquant d’entraîner la confusion avec ce qu’on appelle aujourd’hui « art-thérapie ».


La stigmatisation sociale, on ne le sait que trop, peut aussi être fonction de la seule couleur de peau, et l’on ne s’étonnera pas de la place occupée par les artistes afro-américains dans l’art naïf et « outsider » des Etats-Unis (Horace Pippin, Bill Traylor...) ou du Brésil (Bispo do Rosario). Mais le genre même auquel on appartient peut également suffire à créer différence et exclusion, les femmes ayant été longtemps beaucoup plus visibles dans l’art brut que dans le grand art, ce mainstream très masculin où la place ne leur a été comptée que si parcimonieusement et avec tant de résistances.

COLIBRIS