Lorsque je suis arrivée dans mon nouvel appartement, pas tout à fait sous les toits, j'ai immédiatement entendu des cris d'oiseaux, que je pensais être proches des perroquets. Quelle coïncidence ! Moi qui transportais déjà une petite famille d'ailés. Les nuits les jours de ces premières sensations dans une nouvelle ville que je ne connaissais pas furent étayés par ces cris particuliers, dont je ne voyais jamais la couleur des oiseaux. Parfois je rencontrais des habitants, toujours nouveaux, et je posais cette questions simple :

"Entendez-vous la même chose que moi, les cris d'oiseaux particuliers dans cette ville ?"

On me répondait que non. Des cris que je n'entendais pas ailleurs. Cela n'avait pas autant d'importance pour les autres. Cela devenait de plus en plus exotique pour mes oreilles. Puis, au bout de 6 mois, une demi année, à peine arrivée, je réalisais 2 expositions de suite d'une grande oeuvre réalisée en céramique, dont la deuxième dans une ville un peu plus loin, avec de jeunes designers. L'un était spécialisé dans le bois et nous avons, après le vernissage, été tous invités par la directrice du centre d'art contemporain, dîner en ville. Ce designer nous racontait ses récits et ils étaient colorés, pour ma part, de spécialités écologiques, le travail du bois et ses aventures à la pêche, la pomme, la châtaigne. Nous étions en train de boire des coups, la nuit tombée, dans la ville où l'on a découvert le kaolin, substance si magique qui fit émerger la porcelaine blanche dans la région et lui donna son éclat, ses rites de conservation. D'un seul coup, au-dessus de nous, dans la nuit étoilée, j'entendis ces cris familiers d'oiseaux qui accompagnaient mes nuits, chez moi. Cette situation obscure m'était devenue si familière à ce moment et onirique, comme un signe de bienvenue. C'est en l'écrivant que je note, que ce furent des signes de bienvenue auxquels je me suis accrochée, de sorte que je devais planer un peu, sans imaginer une seule fois que c'était bien le sol que je foulais, un territoire inconnu. Je reposais ma question, n'ayant pas eu de réponse depuis 6 mois.

"Entendez-vous la même chose que moi, les cris d'oiseaux particuliers dans cette ville ?"

C'est le designer qui s'est montré le plus érudit. Il me dit :

"Ce sont des choucas des tours, une espèce de corvidés."

Je l'ai remercié mille fois, ce nom mettait fin à tout imaginaire insulaire mais il allait en faire émerger aussitôt un autre, celui des grands espaces où je vis, je vois le ciel, je vole. Une réalité toute relative. Il ne savait pas qu'il me délivrait là d'un grand mystère et pointait la direction d'un repère sur une carte que je découvre au fur et à mesure, depuis quelques années, en solitaire et sans l'avoir jamais présagé, haut-dessus de tous soupçons. J'avais donc commencé à élaborer des histoires d'oiseaux noirs. Puis je me suis mise à les observer, associant leurs cris, à étudier leurs parcours.



Trois ans plus tard, la nuit, de petits cris d'oisillons continus, me réveillent. Et cela dure très très longtemps. Je m'imagine alors que je dois partir nourrir ceux-ci qui attendent le bec ouvert à manger. Je vole aussi loin que je peux et je ramène quelque chose, puis je m'endors ne les entendant plus. Aujourd'hui, je vois mes oiseaux, l'indien et l'africain, complètement facsinés et rapetissés face aux fenêtres ouvertes. Des cris incroyables, gauches et disparates, résonnent dans le ciel. Des tâches noires dans tous les sens parsèment les immeubles, routes, fenêtres, des ombres au sol, sur les murs plus grandes que nous tous. Je vois des choucas croasser et voler très bas. Ils s'élancent du haut d'un toit et tombent à bic, virevoltent, tournent et remontent in extremis s'agripper à un balcon. Ils sont joyeux, une dizaine, une vingtaine, c'est très impressionnant ! Je reconnais là les oisillons et j'assiste à leurs premier vol fantastique. Ils rasent les passants, parfois manquent leur accroche, font un détour dans leur vol, croassent de plus bel. Un vrai ballet noir étourdissant. Une sorte de manifestation artistique contemporaine inédite, entre la chorégraphie et le film et l'animal, le vol. Les voleurs d'images et d'ombres. Chacun plonge d'un haut et se rattrape au dernier moment. Je me mets à penser aux oiseaux d'Hitchkock et je mesure bien la véracité de ce film à ce moment là, l'ambiance, la peur, l'avènement de perturbations psychiques. Sauf que les petits choucas sont complètement patauds dans leurs vols et je m'amuse à les entraîner comme s'ils comprenaient que j'étais avec eux, suspendue au balcon des insouciances. Les tâches noires virevoltent dans le ciel bleu, d'une implacable détermination, tel de grands papillons féroces. Ils testent toutes les directions et s'essoufflent vite. Ils testent le vol plané. Dans leur sillage, nous sommes de pauvres idiots, avec des boutiques plombées au sol et des petits étiquettes de prix : À vendre, à vendre ! Et les choucas crient : Au vol, au vol !

Quelle belle journée.





J'ai lu que le chouca est un oiseau bruyant au chant monogame.

En 1927, le célèbre ethnologue Konrad Lorenz, né à Vienne en 1903 et mort à Altenberg en 1989 recueille un jeune choucas qu’il a baptisé Tschok. Devenu adulte, au lieu de rejoindre les autres choucas des environs, Tschok ne veut pas le quitter. Le jeune zoologiste élève d’autres choucas et constate que le phénomène se reproduit, ainsi qu’avec des oies cendrées. Après de longues et patientes observations, Lorenz finit par comprendre qu’à la sortie de l’œuf, l’oisillon identifie la première chose qu’il voit bouger, que ce soit un oiseau ou un homme, comme étant sa mère. C’est ce phénomène de « fixation » de l’oiseau nouveau-né que Lorenz appelle « empreinte ». Chez le choucas le phénomène dure quelques heures et se produit au moment où l’oisillon quitte le nid.

(Extrait du livre,  Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons  de Konrad Lorenz, 1985)

Ses mœurs ont été donc remarquablement étudiées et décrites par Konrad Lorenz. Récemment, il a été montré que ces oiseaux sont sensibles à la direction du regard d'un humain, comportement qui semblait jusqu'alors limité aux grands singes. Le choucas est monogamme à vie : tant que les deux partenaires sont vivants, le couple reste uni.

Recueilli et élevé par Lorenz, le jeune choucas préféra rester avec lui, une fois adulte, plutôt que d'aller rejoindre ses congénères. Intrigué, le chercheur réitéra l'expérience avec d'autre choucas, puis avec des oies cendrées. Ses observations l'amenèrent à formaliser le concept d'empreinte (Prägung) : à la sortie de l'œuf, l’oisillon identifie la première chose qu’il voit bouger comme étant sa mère. Qu'il s'agisse d'un oiseau, d'un homme, ou d'un leurre de bois... Ce phénomène se produit à des moments différents selon les espèces d'oiseaux, mais, au sein d'une espèce donnée, il survient toujours dans le même intervalle de temps. Une fois cette période critique passée, l'empreinte ne se produira jamais plus. Les travaux de Lorenz sur l'empreinte ont largement dépassé le cadre de l'ornithologie et ont inspiré des recherches dans de nombreuses sciences cognitives (psychologie, neurobiologie etc.).

Ils ont des battements plus rapides que les autres corvidés et un vol direct. C'est ce qui les différencient bien des autres oiseaux ici.

Cela correspond bien à mes découvertes sonores : D'avril à juin, la femelle pond de 3 à 7 œufs couvés de 16 à 18 jours. Les deux parents assument l'élevage des jeunes qui s'envolent à 1 mois. Je les ai bien entendus et ils y en a encore dans le nid.
Kya et kyou  sont les deux cris qui signifient vole avec nous. Le choucas lance le kya quand il est d’humeur à s’envoler ou plus exactement de s’éloigner de la colonie. Kyou, au contraire, l’accent est mis sur le retour au bercail.

Mais en y repensant un peu plus. Ces oiseaux ne se sont-ils pas sentis attirés par la venue d'autres ailés ? Et moi le petit éthologue Konrad Lorenz en herbe, versus féminine et urbaine, amateur, amator.

Le choucas des tours est le plus petit de tous les corvidés vivant dans notre région. Son plumage est presque entièrement noir à reflet bleu métallescent, mais légèrement plus clair sur les flancs et sur la poitrine. Les joues et la nuque sont nettement grises, le bec est court. Les iris sont blanchâtres chez les adultes. Chez les jeunes, le plumage est terne et bien moins contrasté. Mâles et femelles sont rigoureusement identiques. Le choucas affectionne les points surélevés d’où il domine le paysage, ce qui explique sa présence presque constante aux abords de la tour, où il trouve de nombreuses cavités pour la nidification.

Les choucas (peinture et infographies des vols d'oiseaux bleus © Sonia Marques