« …attendre à la terrasse d’un café, se dire qu’il faudrait faire de la gymnastique, penser parfois à respirer profondément, mettre à plat un trombone, monter à la main une mayonnaise ou des oeufs en neige, découvrir un fruit exotique délicieux, se remémorer les patois de son enfance ou des proverbes ou des savoirs, utiliser des mots justes qui surprennent, boire quand on a très soif, n’avoir jamais honte d’être soi… »

photo © Sonia Marques

Photos de la grenouille rose et du bonhomme moustachu roux

«… conduire une conversation complice avec un chat siamois ou épagneul breton, éternuer sept fois de suite, voir le premier la flèche de l’église de Trégunc, faire un pique-nique avec tout ce qu’il faut, chanter Stormy Weather comme Lena Horne ou Over the Rainbow comme Judy Garland, s’essayer à chanter Mexico comme Luis Mariano et échouer à monter dans les aigus, se perdre dans les ciels immenses de John Ford, survoler la brousse africaine d’un petit avion, faire des ricochets, frémir d’impatience, sentir la crispation des papilles sur le gingembre, toucher les naseaux humides d’un jeune veau, trouver des champignons, ramasser des myrtilles sauvages, aller à la pêche aux coquillages lors des grandes marées, contempler sa cuisine ou sa chambre ou son bureau remis en état, tourner en bouche des mots bizarres (souillarde, antienne, mithridatisation, hapax…), prendre un funiculaire, sursauter trois coups au théâtre, jouer à cache-cache, avoir la chair de poule et le poil hérissé... »

Parmi mes lectures d'été, plus ou moins reposantes, angoissantes, exotiques… il y avait le petit livre de 90 pages écrit par une femme de 80 ans, Françoise Héritier, anthropologue, dont voici une interview de juin 2012. Dans cette interview, elle parle de son dada, qui n'est pas le sujet du livre que j'ai lu.

Un dada :

Autrefois, du temps des voitures à cheval, les cochers criaient "dia dia !" pour faire avancer leur monture, ce que les jeunes enfants s'empressaient de répéter "da da !". C'est de là qu'on a commencé à appeler un cheval un "dada". D'ailleurs, tous les enfants ont un jour ou l'autre eu un jouet représentant un cheval et qui les amusait beaucoup. Puis, par extension, le "dada" a ensuite désigné un hobbie, une passion. Dans cette expression, le "dada" est le sujet de conversation, et la personne qui l'enfourche est bien sûr la personne qui parle. "Enfourcher son dada" signifie que l'on revient à son sujet de conversation favori.
NB : J'ai effectivement eu un dada enfant, depuis j'ai changé souvent de dadas ;.)
Cette histoire du Dada que j'invente ne figure pas du tout dans le livre de Françoise Héritier dont je parle ;.)

J'ai beaucoup apprécié son livre "Le sel de la vie" avec cette couverture très douce au toucher. C'est une lettre adressée à un ami, dont elle trouve qu'il a trop travaillé toute sa vie, souvent pour les autres, une recommandation au bonheur, quelque part et au peu de temps à lui accorder. C'est aussi une ode aux petites choses dont on ne parle pas qui font le sel de la vie et qui se passent bien du long travail d'une vie, aux dadas des intellectuels par exemple, ces théoriciens campés sur leurs positions, leurs écrits, parfois si loin de leur bonheur, leur mode de vie, leur raison de respirer. J'ai toujours préféré passer du temps avec des gens qui pensent et profitent du temps, de la vie avec eux, qu'à les écouter dans leurs théories ou les aider à élaborer leurs écrits, si fastidieux et si loin de la vie. J'ai toujours préféré passer du temps à penser en profitant de la vie, que penser la pensée comme un instrument de travail et de torture. Mais nombre de pensants ont la mallette pleine d'instruments de torture et sont fiers de nous les exhiber. Bon la démonstration faite, passons aux choses sérieuses : le sel de la vie ;.)

Découvrir ce livre de Françoise Héritier est une vraie fantaisie, comme elle le dit. On aimerait que cette liberté prise sur ses théories, le soit toute sa vie !


« Il faut voir dans ce texte une sorte de poème en prose en hommage à la vie. »

Extraits :


Si vous tablez sur une durée de vie moyenne de 85 ans, soit 31 025 jours, avec toujours, en moyenne et à la louche, 8 heures de sommeil par jour ; 3h30 pour les courses, la préparation des repas, leur consommation, la vaisselle etc. ; 1h30 pour l’hygiène, les soins du corps, les maladies, etc. ; 3 heures pour l’entretien domestique, les enfants, les transports, les démarches diverses, le bricolage etc. ; 140 heures de travail par mois sur 45 ans, à raison de 6 heures par jour, mais sans tenir compte du plaisir que l’on peut y prendre ; une heure par jour de rapports sociaux obligatoires, conversations de voisins, pots, assemblées, séminaires, etc. ; que reste-t-il au citoyen et à la citoyenne lambda pour les activités qui font le sel de la vie ?
 

 
Vous aurez noté que je ne vous parle même pas du sexe. Oui, je vous le donne en mille : 1h30 par jour pendant la période dite active de la vie, 5h30 avant ou après.


Et encore un extrait :


«...chuchoter au téléphone, prendre des rendez-vous des années à l’avance, la démarche d’Henry Fonda, le sourire de Brad Pitt, soupirer d’aise, rouler en jeep sur des routes défoncées, partager une noix de Cola ou une barre de chocolat, avoir peur au cinéma, lire des polars ou de la bonne science-fiction, prendre sans vergogne la plus belle pêche du plateau de fruits, jouer à la belotte ou au rami ou aux yams ou aux petits chevaux ou aux dominos, être mauvais joueur avec de mauvais joueurs, refuser de traiter avec les colériques, marcher d’un bon pas, trainer les pieds dans les feuilles mortes, sourire tendrement à la photo de sa grand-mère, faire un bouquet de fleurs de talus, dormir sur l’épaule de quelqu’un, écouter la Callas, marcher sur du sable chaud mais pas trop, être ému aux larmes...»




Pour reprendre le dada : Il n'est pas celui que l'on croit. Voyez-vous cette grenouille rose, en porcelaine sur un drôle de canapé blanc de porcelaine, devrait accueillir un savon. En fait c'est un pion de bois, étrange, moustachu roux au petit chapeau noir, d'un autre temps, qui repose près d'elle. Cette séductrice grenouille a piqué la peau de la panthère rose, elle en devient l'imitatrice, la caricature, un peu moins élégante, mais béate devant ce bonhomme de bois stoïque et réservé, coloré sans âge. Elle lui fait un peu de place, mais il n'en a guère besoin, il se suffit à lui tout seul. Elle, les yeux mi-clos, nue sur son coussin se moque des porcelainiers… qui n'ont que faire de leur fabrique et préfère rêvasser au soleil d'une piscine bleue.

Le pion sur 3 étages, chapeauté sans lunette, voit bien les silhouettes se frayer un chemin vers le bonheur malgré leur dada affiché. Elles profitent du flou pour piquer une tête et de notre naïveté pour s'occuper de leur bien être, avant tout.

Les silhouettes… Le flou vous va si bien. L'eau est bonne.

Et si je m'y colle :
"...lancer des feux d'artifice à la sauvette sur une plage de sable la nuit, raconter des histoires à haute voix toute la nuit, surprendre une minuscule souris dans le noir chez soi pendant ses lectures nocturnes, prendre une cuillère à café de confiture de lait pour goûter et en reprendre, imiter un perroquet qui vous imite, décorer sa chambre avec des farandoles, laisser un ami le faire, inviter des amis, les écouter, les laisser faire la cuisine, soigner quelqu'un, se faire soigner, élever un animal sans connaître son langage, parler la langue des couleurs avec des matières grises, marcher pieds nus dans la rue, visiter les boîtes de nuit d'une ville juste avant l'arrivée des autres, danser n'importe comment, regarder un singe faire son intéressant, regarder un homme dormir, faire comme si tout était possible même sans argent, se faire offrir une rose chez un fleuriste et dire bonjour au chien en vitrine qui ressemble à celui de l'artiste Wegman, oublier de répondre aux mails, lire des livres angoissants et les oublier, nager avec des palmes, donner à celui qui n'en a pas des lunettes pour voir sous l'eau, mettre une ampoule verte à la place d'une blanche, mettre un néon rose pour des flamands qui s'ignorent, déjeuner sur une nappe mappemonde, sur une carte de San Francisco, découvrir des cartographies de villes jamais parcourues, des cartographies imaginaires, conduire une voiture avec de nouvelles musiques, partager ses morceaux préférés, être les vagabonds d'une nuit, se faufiler dans les couchettes luxueuse d'un train alors que l'on a des places assises, danser en rythme avec un paquet de filles sur une musique populaire du moment qu'elles connaissent toutes sans l'avoir entendue, essayer de faire comme les autres mais en moins bien, se surpasser dans un domaine qu'on est le seul à connaître pour l'avoir inventé, sortir pour acheter du sel et revenir sans lui, se moquer de soi-même et des imbéciles, faire des dessins des dictateurs et des prétentieux, surprendre à une séance de cinéma le soir un collègue antipathique avec son amoureux sympathique, regarder une démonstration de hip hop, chiper des expressions des jeunes sans bien les utiliser, apprendre de nouveaux plats, goûter à de nouvelles façons de cuisiner, s'allonger sur le sable chaud alors que tout le monde a déserté la plage, découvrir des endroits abandonnés, une nouvelle ville, un nouveau pays, une nouvelle langue, une nouvelle peau, avoir un fou rire dans une situation très sérieuse, avoir des fous rire à plusieurs dans une situation embarrassante, faire des pique-nique, redécouvrir que l'on sait faire du vélo, que l'on sait conduire une voiture, que l'on sait nager, sauter, courir et sautiller, découvrir sa saine colère et piquer un fard au bon moment, piquer une frite dans l'assiette d'un rigolo, partager un super dessert, retrouver le goût de la gourmandise, du sucré, du salé, de l'aigre-doux, du suave, du croquant, du tendre, du piquant, être sur un petit nuage quand on vous ennuie, oublier l'heure, oublier le jour, faire des nuits blanches et ses devoirs, cueillir de la lavande et l'emporter chez soi, boire un café dans les stations services, se glisser dans des draps propres, faire une sieste dans un hamac, c'est très différent, sortir emmitouflés pour marcher dans les premières neiges, se chauffer l'hiver, sentir la cannelle, sentir sa peau hâler après une journée de soleil, découvrir celle de l'autre prendre des couleurs, faire un flipper, un billard, un bowling, boire un café liégeois et crème chantilly et noisette pendant une partie, s'arrêter dans une ville un pays inconnu pour prendre un café et regarder son trajet, revenir d'un pays avec une nouvelle facette du monde qu'on adopte, se faire une partie de films en enfilade jusqu'au sommeil impromptu, poursuivre la nuit jusqu'au petit matin avec des amis, faire des grillades l'été, démissioner d'un job horrible du jour au lendemain, retrouver un job du jour au lendemain, trouver un appartement en une semaine dans une ville inconnue, faire la fête avec ses voisins d'âge différents, regarder les voleurs de poubelles la nuit et les voleurs de panneaux de signalisations, relire ses vieux poèmes et les trouver géniaux, lire ses poèmes récents et craindre qu'on puisse les lire, savoir où est le trésor caché, devenir invisible quand tout le monde cherche à être hypervisible, s'extraire afin de ne pas en rajouter, contempler un rien et se perdre dans un paysage, relativiser son échelle et son devenir, tremper son corps dans un lac à 3000 mètres dans les montagnes, rouler doucement et saluer une biche comme une chance, avoir une vie pleine en dehors des ambiguïtés, saisir sans posséder, perdre et retrouver, croiser un miroir après avoir oublié son image des jours et des semaines et se découvrir en pleine forme, découvrir son obstination idiote au détour d'un dialogue et renoncer, se délester, découvrir sa détermination positive et ne jamais renoncer, dessiner seulement si on est inspiré, écouter de la musique tout le temps, composer un morceau seulement si l'on est prêt à en composer une centaine derrière, faire de la musique pas du tout à la mode, ne pas suivre les tendances de la mode et lancer des tendances décalées, aimer des artistes que personne ne connaît, connaître des artistes inconnus dont l'imaginaire est riche, chanter, siffler, faire de la batterie sur la table, prendre des bocaux de perles pour des percussions, écouter le moindre bruit comme un nouveau son et l'enregistrer, photographier des fleurs et des fleurs, photographier de tout et ne pas en faire un fromage, écouter les photographes parler mais continuer à photographier sans parler, imaginer que son regard photographie, que sa mémoire soit accessible à tous et garder ses secrets..."