
.............................................................................................................................................Journal d'une pie (extrait)
À l'orée des tombes, tu me vois sautillante et joyeuse, ensoleillée entre le yin et le yang. Alors, dans un élan, afin de ne pas perdre pied, tu m'imites comme si tu pouvais dormir ici et te réveiller sans culpabilité aucune. Ici reposent tous les guerriers de la vie, toutes les guerrières salvatrices des coeurs purs, leurs luttes et leurs histoires, ensevelis, pour quelques héritières, et héritiers, de leurs forces, celles et ceux venus se souvenir, toutes les présences, elles ne veulent pas oublier. Tu pensais à ce philosophe lui aussi disparu, petite pierre dans tes enseignements, qui, toute sa vie après-guerre n'a jamais voulu oublier, considérant qu'un peuple qui oublie, n'existe plus vraiment, ou devient un peuple d'automates et de chiens savants.
Que pensait-il des androïdes ? Et que penserait-il de toutes ces intelligences artificielles ?
Dans ton pays ou dans le pays de tes grand-parents, en période avant-guerre, les professeurs étaient révoqués par des lois raciales, lorsqu'ils n'étaient pas de leur pays à titre originaire. Des parcours brillants sont tombés dans un trou noir, on leurs avait trouvé des impuretés dans leur généalogie. S'ils ont survécu, quelques uns sont revenus après la guerre, se trouvant sans situation et sans ressources, pour reprendre leur poste, comme Vladimir, le musicologue pas l'idéologue. Nés dans ce pays, ou naturalisés, rien ne suffisait, il fallait trouver quelques demi-impurs pour sceller le sort des innocents de la guerre.
Noms des autres, noms du père, noms du grand-père, noms cachés, noms travestis, noms adoptés, tant de noms pour se trouver, sur une tombe, ou sans aucune stèle, aucune, sans aucun nom. Et combien de femmes sans nom, échappées de toutes leurs branches, mariées, épousées, divorcées, veuves, fille-mères, soeurs et tantes, cousines et voisines, collègues et amies, grand-mères et adolescentes, toutes petites ou toutes ces femmes célibataires aux multiples vies, celles aussi des pays lointains, donnant d'autres enfants, eux-mêmes ayant depuis longtemps perdu leur nom, sans savoir d'où viennent-ils, c'est bien le propre de tous ces vivants, de poser la question, d'où viens-tu ? Car d'où il vient, il ne le sait pas, où va-t-il tomber non plus, et où il renaîtra, mystère de la vie. Il est déjà arrivé, sans savoir à quoi ressemblaient ses parents avant qu'ils naissent. Sera-t-il témoin de la couleur du monde après son départ ? Peut-être.
Vous marchez sur la tête des morts, adieu le sexe et le genre, toutes les coquetteries et les disputes sans âge, tout le monde au trou, connus ou inconnus, retrouvés, ramenés, rapatriés, perdus de vue, perdus à jamais, avec les noms dont ne sait plus qui, ni avec qui, l'être humain s'est enfui, un jour, où tous les autres vaquaient à leurs activités.
Et nous les ailés, nous retombons toujours sur terre à notre mort, même si nous naissons en suspension entre les airs et les arbres, branches berceaux de notre vie, relais des racines, la chutte des corps nous est commune. Pourtant, vous les humains, vous tombez amoureux, sans mourrir pour de vrai, quoique s'évanouir un peu en voyant l'être aimé, c'est perdre un peu conscience, le coeur à ses raisons que la raison ne connaît point, dit-on par chez vous lorsque certaines choses restent innaccessibles, et, si la foi l'emporte, adieu la science, à Dieu pour toujours. Reste-t-il de la place aux vivants, dans leurs activités ? Alors que l'invisible prend toute la place, tout ce qui demeure sans activité, agissant pourtant, sans qu'on ne puisse le voir vraiment, pourtant, en toute vérité, l'invisible règne en maître du temps.
Cassez un oeuf, la vie naît dans le jaune orangé, depuis l'oeil rond de la mère qui regarde son nouveau né, elle lui destine la mort. Tous les hommes de la guerre ont eu une mère. Tous les pères viennent du même jaune orangé, tous les êtres humains, viennent de la Terre, et nous les pies aussi, pourtant nous devenons noires bleutées et blanches immaculées, parfois de notre noir, le vert irrisé chamarre notre longue queue. Tout cela est né ici, comme tes mots aux caractères noirs, ils peuvent être jaunes orangés aussi, vois-tu, tout est création.
Les urnes fument, la poudre n'est pas celle que l'on croit. Aucune histoire ne se résume à un nom, ni à ce que l'on prénomme, surnomme, dénomme. Pourtant face à l'innomable, vos noms, chers humains, vous garantissent d'être appelés, dans votre vie, pour le meilleur et pour le pire. Moi c'est par mon petit nom, autant de petits noms que nombre d'humains rencontrés m'ont affublés, comme autant de leurs propres coquetteries, de sobriquets discriminants, de talismans et fétiches reflétant chacun leur personnalité profonde, petits défauts inavoués, ou leurs préoccupations du moment. Savoir voler de ses propres ailes, c'est savoir rire de toutes ces futilités, et parfois en jouer, moi la pie moqueuse, j'ai bien d'autres choses à faire, invisibles aux activités humaines.
L'amertume des blessés, est d'avoir grandi dans les enseignements les plus féconds des inventeurs de génie, dans la musique ou dans les arts, et qu'une guerre a confisqué les richesses immatérielles, pour la matérialité funeste et au service d'idéologies meurtrières, en visant l'oubli, des peuples, amnésiant leurs parcours et leurs expériences. Il est des solutions finales, impardonnables.
Je regarde ces pierres, perchoirs devenus proches de la terre, où je picore quelques brins de l'histoire, au crépuscule je quitte ces noms inconnus silencieux, pour rejoindre leurs âmes reconnues, je ne dirai pas si elles bruissent, ou si elles bavardent, vous ne pourriez plus croire à la vie, vous souhaiteriez nous rejoindre au plus vite, surtout si vos gouvernements vous menacent d'une guerre proche.
La fatalité des naissances devient ainsi le mobile, les stratèges désireux de prédir l'avenir, en définitive, punissent les naissances, certaines seraient arrivées par trop de hasard, non conforme aux instincts guerriers. L'intelligence artificielle veut corriger et réplique les biais cognitifs de l'intelligence humaine. Nous les pies, sommes aussi traquées, et la précarité est notre lit, on nous croit voleuses, si ce n'est impures dans certains textes religieux, et d'autres fois sauveteuses des plus grands naufrages. Moi je suis arrivée chez toi, clandestine, tu m'as protégée. Puis tu m'as emmenée dans le jardin de mes consoeurs. Pourtant je n'étais déjà plus une pie comme les autres, ce n'est pas mon nom qui avait changé, ou été travesti, c'était mon être entier, une île d'amour, une solitude, flottante sur les eaux cruelles.
Toi tu viens des amours des stoïciens, tout en manquant le silence, car, je prends ta voix, pour t'aider, aujourd'hui je suis bavarde, je suis une pie. Je ne te laisserai pas tomber. Lyrique ou surréaliste ? Je vais rompre ta mélancolie, en fragmentant ma fantaisie entre tes lignes romantiques. Je suis cette dinguerie que les êtres humains ont observée à chaque apparition. Mon ivresse est l'effacement de soi, je brûle d'amour mais rien ne s'y consume, tu le sais, ma groupie, ma Sophia éternelle. Je suis arrivée brusquement dans ta vie, comme une transmutation alchimique du réel par ton regard amoureux. Je suis ton silence habité, alors tu vois bien que je suis aussi stoïque que tes parents. Je suis la miniature de ta conscience d'enfant, je te regarde dans les reflets joyeux de ton passé, je les attire dans ton présent, comme un enchantement. Dans l'eau que je bois, trois fleuves se rejoignent, l'air taoïste que je respire ne force rien, tu le sais, je me moque des hiérarchies humaines, je dors sur le genou du sans domicile fixe, et plus tard je joue avec les lacets du petit trafiquant, ou je suis aussi reconnue des prostitués comme des religieux, souvent les mêmes sans les habits, et des hommes de lois, au rire jaune, parce qu'ils se valent tous, comme les schampooings pour les chauves-souris. Il me suffit de picorer une graine et te la donner pour que le souffle du monde brille entier dans la paume de ta main.
Le chaton couleur de l'ombre est venu miauler sous le pin et le cyprès, les derniers arbres à perdre leur parure en plein hiver, il te savait pas loin de lui. Il était tout crapuleux ce sac à puces et ses yeux pleureurs, c'est cette mélancolie que tu a recueillie, pour en faire un joyeux chimpanzé qui danse avec le phénix, il se moque des humains, connaissant bien leur faculté à abandonner tout être malade. Tu l'as regardé avec tendresse le voici lotus aux billes céladon dans la poussière grise des restes de ta vie, que tu as ramassés soigneusement.
Quel sacré coup de bâton !
Il n'y a pas eu de baguette magique, pas sublime la bête, il appelle, tu es venue, il avait faim, tu lui as donné à manger, il était apeuré, tu l'as consolé, il était abandonné, il ne le sera plus. Dans ce bâton de bois, il n'y a pas de spéculation. Son cri a coupé la tête du mental. Et moi, je me suis posée là, je savais avant toi, et je t'ai montré ses puces, je les ai picorées. L'homme noir nous regardait, il souriait, la scène était un théâtre surréaliste non loin de l'arbre turquoise aux grands bras qui tombent sur les nénuphars roses. J'étais ce pont entre la vie d'avant sans chat et celle futuriste avec l'esprit du chat. En une seule nuit de tonnerre, la foudre a fait naître une crotte qui galoppe toujours en regardant derrière pour voir si elle serait suivie. Elle se retournait, petite bête poilue, comme un Orfeu Negro brésillien, descendu du pain de sucre, tout en fuyant rapidement, de peur de voir l'amour l'attraper, sans le quitter de ses yeux grands ouverts, mirroirs verts, du soleil jaune d'or, d'où coulent toutes les rivières désarmées.
En fait, la vie ne me fait pas de cadeau, je suis une pie, seuls les êtres humains croient au père Noël, sa figure fut inventée pour regrouper les êtres humains de nationalités différentes, sous une légende liée à la fête de Noël, datée au 25 décembre. Toujours débonnaire, ils le font aparaître sous un chalet de bois, je le sais, c'est mon ami le sans domicile fixe qui se cache sous la barbe blanche, il voit défiler des familles pointer leur téléphone portable sur lui, tandis qu'assis près d'un feu peint sur un carton, il se réchauffe à la lumière des flashs successifs, photographié incognito, tel un repris de justice.
Dans plusieurs béstiaires médiévaux, les pies sont associées au diable ou aux Juifs, stéréotypes de l'antisémitisme de l'époque. Je rejoins là l'histoire du philosophe qui t'a aidé dans tes pensées, survivant de la guerre, mémoire de celui qui n'a pas vécu lui-même l'enfer dont il témoigne. On ne sait d'où viennent les êtres abandonnés, mais ils témoignent au soleil de leur libération, offensés de l'indicible, mais résistant, dans un autre langage. Toi c'est la poésie alchimiste ton langage, et moi, c'est le language des oiseaux, nous étions faites pour nous comprendre. Seuls les poètes peuvent le comprendre, sensibles éponges des affres du temps qui passe, et des rayons de soleil. Dans le désespoir se cache la semance de la fleur espérance.
Tu observais longuement mon oeil rond et noir, le monde s'y reflétait, son malheur et sa lumière, dans l'ordinaire se trouvaient les ors de la vie intérieure. Les tombeaux accrochaient aussi ton regard, là demeurait décelé le temps qui passe aussi vite qu'un papus du pissenlit blanc volant au gré du vent. Ce qui est semé s'envole aussitôt.
Alors vive les coquetteries et les disputes sans âge !Sous ton grand chapeau, pense ton chat pie !
À l'orée des tombes, regarde moi sautillante et joyeuse, ensoleillée entre le yin et le yang !
Casse un oeuf, la vie naît dans le jaune orangé !
![]()
Photographie © Sonia Marques








